Introduction médecine expérimentale (1865) Bernard/Partie 3/Chapitre 4

De Wicri Santé
Révision datée du 29 septembre 2020 à 16:40 par imported>Jacques Ducloy (II. - L’ignorance scientifique et certaines illusions de l’esprit médical sont un obstacle au développement de la médecine expérimentale)

Chapitre IV : Des obstacles philosophiques que rencontre la médecine expérimentale

Introduction à l’étude de la médecine expérimentale / Applications de la méthode expérimentale à l’étude des phénomènes de la vie


 
 

Portrait of Claude Bernard (1813-1878), French physiologist Wellcome V0026035.jpg      
Introduction à l’étude de la médecine expérimentale
Troisième partie
Applications de la méthode expérimentale à l’étude des phénomènes de la vie
Auteur
Claude Bernard
Chapitre III:
Des obstacles philosophiques que rencontre la médecine expérimentale
<= Chapitre III : De l’investigation et de la critique appliquées à la médecine expérimentale
     
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Chapitre IV : Des obstacles philosophiques que rencontre la médecine expérimentale


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D’après tout ce qui a été dit dans cette introduction, les obstacles principaux que rencontre la médecine expérimentale résident dans la complexité énorme des phénomènes qu’elle étudie. Je n’ai pas à revenir sur ce point qui a été développé déjà sous toutes les formes. Mais, outre ces difficultés toutes matérielles et en quelque sorte objectives, il y a pour la médecine expérimentale des obstacles qui résident dans des vices de méthodes, dans des mauvaises habitudes de l’esprit ou dans certaines idées fausses dont nous allons dire quelques mots.

I. - De la fausse application de la physiologie à la médecine

Je n’ai certainement pas la prétention d’avoir le premier proposé d’appliquer la physiologie à la médecine. Cela a été recommandé depuis longtemps et des tentatives très nombreuses ont été faites dans cette direction. Dans mes travaux et dans mon enseignement au Collège de France je ne fais donc que poursuivre une idée qui déjà porte ses fruits par les applications qu’on en fait à la médecine. Aujourd’hui plus que jamais, les jeunes médecins marchent dans cette voie, qui est considérée


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avec juste raison comme la voie du progrès. Toutefois j’ai vu souvent cette application de la physiologie à la médecine être très mal comprise, de sorte que non seulement elle ne produit pas tous les bons résultats qu’on est en droit d’en attendre, mais elle devient même nuisible et fournit alors des arguments aux détracteurs de la médecine expérimentale. Il importe donc beaucoup de nous expliquer à ce sujet ; car il s’agit ici d’une importante question de méthode, et ce sera une nouvelle occasion de fixer d’une manière plus précise le véritable point de vue de ce que nous appelons la Médecine expérimentale.

La médecine expérimentale diffère dans son but de la Médecine d’observation de la même manière que les sciences d’observation, en général, diffèrent des sciences expérimentales. Le but d’une science d’observation est de découvrir les lois des phénomènes naturels afin de les prévoir ; mais elle ne saurait les modifier ni les maîtriser à son gré. Le type de ces sciences est l’astronomie ; nous pouvons prévoir les phénomènes astronomiques, mais nous ne saurions rien y changer. Le but d’une science expérimentale est de découvrir les lois des phénomènes naturels, non seulement pour les prévoir, mais dans le but de les régler à son gré et de s’en rendre maître ; telles sont la physique et la chimie.

Or, parmi les médecins il en est qui ont pu croire que la médecine devait rester une science d’observation, c’est-à-dire une médecine capable de prévoir le cours et l’issue des maladies, mais ne devant pas agir directement sur la maladie. Il en est d’autres, et je suis


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du nombre, qui ont pensé que la médecine pouvait être une science expérimentale, c’est-à-dire une médecine capable de descendre dans l’intérieur de l’organisme, et de trouver le moyen de modifier et de régler jusqu’à un certain point les ressorts cachés de la machine vivante. Les médecins observateurs ont considéré l’organisme vivant comme un petit monde contenu dans le grand, comme une sorte de planète vivante et éphémère dont les mouvements étaient régis par des lois que l’observation simple pouvait nous faire découvrir de manière à prévoir la marche et l’évolution des phénomènes vitaux à l’état sain ou malade, mais sans jamais devoir modifier en rien leur cours naturel. Cette doctrine se trouve dans toute sa pureté dans Hippocrate. La médecine d’observation simple, on le comprend, exclut toute intervention médicale active, c’est pour cela qu’elle est aussi connue sous le nom de médecine expectante, c’est-à-dire de médecine qui observe et prévoit le cours des maladies, mais sans avoir pour but d’agir directement sur leur marche(1). Sous ce rapport il est très rare de trouver un médecin purement hippocratiste, et il serait facile de prouver que beaucoup de médecins, qui préconisent bien haut l’hippocratisme, ne s’en réfèrent pas du tout à ses préceptes quand ils se livrent aux écarts des médications empiriques les plus actives et les plus désordonnées. Ce n’est pas que je condamne ces essais thérapeutiques qui ne sont, la plupart du temps, que des expérimentations pour voir, seulement je


(1) Leçon d’ouverture du cours de médecine au Collège de France (Revue des cours scientifiques, 31 décembre 1864).


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dis que ce n’est plus là de la médecine hippocratique, mais de l’empirisme. Le médecin empirique, qui agit plus ou moins aveuglément, expérimente en définitive sur les phénomènes vitaux et, à ce titre, il se place dans la période empirique de la médecine expérimentale.

La médecine expérimentale est donc la médecine qui a la prétention de connaître les lois de l’organisme sain et malade de manière non seulement à prévoir les phénomènes, mais aussi de façon à pouvoir les régler et les modifier dans certaines limites. D’après ce que nous avons dit plus haut, on s’apercevra facilement que la médecine tend fatalement à devenir expérimentale, et que tout médecin qui donne des médicaments actifs à ses malades coopère à l’édification de la médecine expérimentale. Mais, pour que cette action du médecin expérimentateur sorte de l’empirisme et mérite le nom de science, il faut qu’elle soit fondée sur la connaissance des lois qui régissent les actions vitales dans le milieu intérieur de l’organisme, soit à l’état sain, soit à l’état pathologique. La base scientifique de la médecine expérimentale est la physiologie ; nous l’avons dit bien souvent, il faut le proclamer bien haut parce que, hors de là, il n’y a point de science médicale possible. Les malades ne sont au fond que des phénomènes physiologiques dans des conditions nouvelles qu’il s’agit de déterminer ; les actions toxiques et médicamenteuses se ramènent, comme nous le verrons, à de simples modifications physiologiques dans les propriétés des éléments histologiques de nos tissus. En un mot, la physiologie doit être constamment appliquée à


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la médecine pour comprendre et expliquer le mécanisme des maladies et l’action des agents médicamenteux ou toxiques. Or, c’est précisément cette application de la physiologie qu’il s’agit ici de bien définir.

Nous avons vu plus haut en quoi la médecine expérimentale diffère de l’hippocratisme et de l’empirisme ; mais nous n’avons pas dit pour cela que la médecine expérimentale dût renier la médecine d’observation et l’emploi empirique des médicaments ; loin de là, la médecine expérimentale se sert de l’observation médicale et de l’empirisme comme point d’appui nécessaire. En effet, la médecine expérimentale ne repousse jamais systématiquement aucun fait ni aucune observation populaire, elle doit tout examiner expérimentalement et elle cherche l’explication scientifique des faits que la médecine d’observation et l’empirisme ont d’abord constatés. Donc la médecine expérimentale est ce que je pourrais appeler la seconde période de la médecine d’observation ; et il est tout naturel dès lors que la seconde période s’ajoute à la première en reposant sur elle. Donc la première condition pour faire de la médecine expérimentale, c’est d’être d’abord médecin observateur ; c’est de partir de l’observation pure et simple du malade faite aussi complètement que possible ; puis la science expérimentale arrive ensuite pour analyser chacun des symptômes en cherchant à les ramener à des explications et à des lois vitales qui comprendront le rapport de l’état pathologique avec l’état normal ou physiologique.


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Mais dans l’état actuel de la science biologique, nul ne saurait avoir la prétention d’expliquer complètement la pathologie par la physiologie ; il faut y tendre parce que c’est la voie scientifique ; mais il faut se garder de l’illusion de croire que le problème est résolu. Par conséquent, ce qu’il est prudent et raisonnable de faire pour le moment, c’est d’expliquer dans une maladie tout ce que l’on peut en expliquer par la physiologie en laissant ce qui est encore inexplicable pour les progrès ultérieurs de la science biologique. Cette sorte d’analyse successive, qui ne s’avance dans l’application des phénomènes pathologiques qu’à mesure que les progrès de la science physiologique le permettent, isole peu à peu, et par voie d’élimination, l’élément essentiel de la maladie, en saisit plus exactement les caractères et permet de diriger les efforts de la thérapeutique avec plus de certitude. En outre, avec cette marche analytique progressive, on conserve toujours à la maladie son caractère et sa physionomie propres. Mais si au lieu de cela on profite de quelques rapprochements possibles entre la pathologie et la physiologie pour vouloir expliquer d’emblée toute la maladie, alors on perd le malade de vue, on défigure la maladie et par une fausse application de la physiologie on retarde la médecine expérimentale au lieu de lui faire faire des progrès.

Malheureusement je devrai faire ce reproche de fausse application de la physiologie à la pathologie non seulement à des physiologistes purs, mais je l’adresserai aussi à des pathologistes ou à des médecins de profession.


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Dans diverses publications récentes de médecine, dont j’approuve et loue d’ailleurs les tendances physiologiques, j’ai vu par exemple qu’on commençait par faire, avant l’exposé des observations médicales, un résumé de tout ce que la physiologie expérimentale avait appris sur les phénomènes relatifs à la maladie dont on devait s’occuper. Ensuite on apportait des observations de malades, parfois sans but scientifique précis, d’autres fois pour montrer que la physiologie et la pathologie concordaient. Mais, outre que la concordance n’est pas toujours facile à établir, parce que la physiologie expérimentale offre souvent des points encore à l’étude, je trouve une semblable manière de procéder essentiellement funeste pour la science médicale, en ce qu’elle subordonne la pathologie, science plus complexe, à la physiologie, science plus simple. En effet, c’est l’inverse de ce qui a été dit précédemment qu’il faut faire ; il faut poser d’abord le problème médical tel qu’il est donné par l’observation de la maladie, puis analyser expérimentalement les phénomènes pathologiques en cherchant à en donner l’explication physiologique. Mais dans cette analyse l’observation médicale ne doit jamais disparaître ni être perdue de vue ; elle reste comme la base constante ou le terrain commun de toutes les études et de toutes les explications.

Dans mon ouvrage, je ne pourrai présenter les choses dans l’ensemble que je viens de dire, parce que j’ai dû me borner à donner les résultats de mon expérience dans la science physiologique, que j’ai le plus étudiée. J’ai la pensée d’être utile à la médecine scientifique en publiant


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ce simple essai sur les principes de la médecine expérimentale. En effet, la médecine est si vaste, que jamais on ne peut espérer trouver un homme qui puisse en cultiver avec fruit toutes les parties à la fois. Seulement il faut que chaque médecin, dans la partie où il s’est cantonné, comprenne bien la connexion scientifique de toutes les sciences médicales afin de donner à ses recherches une direction utile pour l’ensemble et d’éviter ainsi l’anarchie scientifique. Si je ne fais pas ici de la médecine clinique, je dois néanmoins la sous-entendre et lui assigner la première place dans la médecine expérimentale. Donc, si je concevais un traité de médecine expérimentale, je procéderais en faisant de l’observation des maladies la base invariable de toutes les analyses expérimentales. Je procéderais ensuite symptôme par symptôme dans mes explications jusqu’à épuisement des lumières qu’on peut obtenir aujourd’hui de la physiologie expérimentale, et de tout cela il résulterait une observation médicale réduite et simplifiée.

En disant plus haut qu’il ne faut expliquer dans les maladies, au moyen de la physiologie expérimentale, que ce qu’on peut expliquer, je ne voudrais pas qu’on comprît mal ma pensée et qu’on crût que j’avoue qu’il y a dans les maladies des choses qu’on ne pourra jamais expliquer physiologiquement. Ma pensée serait complètement opposée ; car je crois qu’on expliquera tout en pathologie mais peu à peu, à mesure que la physiologie expérimentale se développera. Il y a sans doute aujourd’hui des maladies, comme les maladies éruptives, par exemple, sur lesquelles nous ne pouvons rien encore expliquer


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parce que les phénomènes physiologiques qui leur sont relatifs nous sont inconnus. L’objection qu’en tirent certains médecins contre l’utilité de la physiologie, en médecine, ne saurait donc être prise en considération. C’est là une manière d’argumenter qui tient de la scolastique et qui prouve que ceux qui l’emploient n’ont pas une idée exacte du développement d’une science telle que peut être la médecine expérimentale.

En résumé, la physiologie expérimentale, en devenant la base naturelle de la médecine expérimentale, ne saurait supprimer l’observation du malade ni en diminuer l’importance. De plus, les connaissances physiologiques sont indispensables non seulement pour expliquer la maladie, mais elles sont aussi nécessaires pour faire une bonne observation clinique. J’ai vu par exemple des observateurs décrire comme accidentels ou s’étonner de certains phénomènes calorifiques qui résultaient parfois de la lésion des nerfs ; s’ils avaient été physiologistes, ils auraient su quelle valeur il fallait donner à ces phénomènes morbides, qui ne sont en réalité que des phénomènes physiologiques.

II. - L’ignorance scientifique et certaines illusions de l’esprit médical sont un obstacle au développement de la médecine expérimentale

Nous venons de dire que les connaissances en physiologie sont les bases scientifiques indispensables au médecin ; par conséquent il faut cultiver et répandre les sciences physiologiques si l’on veut favoriser le développement de la médecine expérimentale. Cela est


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d'autant plus nécessaire que c’est le seul moyen de fonder la médecine scientifique, et nous sommes malheureusement encore loin du temps où nous verrons l’esprit scientifique régner généralement parmi les médecins. Or, cette absence d’habitude scientifique de l’esprit est un obstacle considérable parce qu’elle laisse croire aux forces occultes dans la médecine, repousse le déterminisme dans les phénomènes de la vie et admet facilement que les phénomènes des êtres vivants sont régis par des forces vitales mystérieuses qu’on invoque à tout instant. Quand un phénomène obscur ou inexplicable se présente en médecine, au lieu de dire : je ne sais, ainsi que tout savant doit faire, les médecins ont l’habitude de dire : C’est la vie ; sans paraître se douter que c’est expliquer l’obscur par le plus obscur encore. Il faut donc s’habituer à comprendre que la science n’est que le déterminisme des conditions des phénomènes, et chercher toujours à supprimer complètement la vie de l’explication de tout phénomène physiologique ; la vie n’est rien qu’un mot qui veut dire ignorance, et quand nous qualifions un phénomène de vital, cela équivaut à dire que c’est un phénomène dont nous ignorons la cause prochaine ou les conditions. La science doit expliquer toujours le plus obscur et le plus complexe par le plus simple et le plus clair. Or, la vie, qui est ce qu’il y a de plus obscur, ne peut jamais servir d’explication à rien. J’insiste sur ce point parce que j’ai vu des chimistes invoquer parfois eux-mêmes la vie pour expliquer certains phénomènes physico-chimiques spéciaux aux êtres vivants. Ainsi le ferment de la levure


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de bière est une matière vivante organisée qui a la propriété de dédoubler le sucre en alcool et acide carbonique et en quelques autres produits, J’ai quelquefois entendu dire que cette propriété de dédoubler le sucre était due à la vie propre du globule de levure. C’est là une explication vitale qui ne veut rien dire et qui n’explique en rien la faculté dédoublante de la levure de bière. Nous ignorons la nature de cette propriété dédoublante, mais elle doit nécessairement appartenir à l’ordre physico-chimique et être aussi nettement déterminée que la propriété de la mousse de platine, par exemple, qui provoque des dédoublements plus ou moins analogues, mais qu’on ne saurait attribuer dans ce cas à aucune force vitale. En un mot, toutes les propriétés de la matière vivante sont, au fond, ou des propriétés connues et déterminées, et alors nous les appelons propriétés physico-chimiques, ou des propriétés inconnues et indéterminées, et alors nous les nommons propriétés vitales. Sans doute il y a pour les êtres vivants une force spéciale qui ne se rencontre pas ailleurs, et qui préside à leur organisation, mais l’existence de cette force ne saurait rien changer aux notions que nous nous faisons des propriétés de la matière organisée, matière qui, une fois créée, est douée de propriétés physico-chimiques fixes et déterminées. La force vitale est donc une force organisatrice et nutritive, mais elle ne détermine en aucune façon la manifestation des propriétés de la matière vivante. En un mot, le physiologiste et le médecin doivent chercher à ramener les propriétés vitales à des propriétés physico-chimiques


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et non les propriétés physico-chimiques à des propriétés vitales.

Cette habitude des explications vitales rend crédule et favorise l’introduction dans la science de faits erronés ou absurdes. Ainsi tout récemment j’ai été consulté par un médecin praticien très honorable et très considéré d’ailleurs, qui me demandait mon avis sur un cas très merveilleux dont il était très sûr, disait-il, parce qu’il avait pris toutes les précautions nécessaires pour bien l’observer ; il s’agissait d’une femme qui vivait en bonne santé, sauf quelques accidents nerveux, et qui n’avait rien mangé ni bu depuis plusieurs années. Il est évident que ce médecin, persuadé que la force vitale était capable de tout, ne cherchait pas d’autre explication et croyait que son cas pouvait être vrai. La plus petite idée scientifique et les plus simples notions de physiologie auraient cependant pu le détromper en lui montrant que ce qu’il avançait équivalait à peu près à dire qu’une bougie peut briller et rester allumée pendant plusieurs années sans s’user.

La croyance que les phénomènes des êtres vivants sont dominés par une force vitale indéterminée donne souvent aussi une base fausse à l’expérimentation, et substitue un mot vague à la place d’une analyse expérimentale précise. J’ai vu souvent des médecins soumettre à l’investigation expérimentale certaines questions dans lesquelles ils prenaient pour point de départ la vitalité de certains organes, l’idiosyncrasie de certains individus ou l’antagonisme de certains médicaments. Or, la vitalité, l’idiosyncrasie et l’antagonisme ne


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sont que des mots vagues qu’il s’agirait d’abord de caractériser et de ramener à une signification définie. C’est donc un principe absolu en méthode expérimentale de prendre toujours pour point de départ d’une expérimentation ou d’un raisonnement un fait précis ou une bonne observation, et non un mot vague. C’est pour ne pas se conformer à ce précepte analytique que, le plus souvent, les discussions des médecins et des naturalistes n’aboutissent pas. En un mot, il est de rigueur dans l’expérimentation sur les êtres vivants comme dans les corps bruts, de bien s’assurer avant de commencer l’analyse expérimentale d’un phénomène, que ce phénomène existe, et de ne jamais se laisser illusionner par les mots qui nous font perdre de vue la réalité des faits.

Le doute est, ainsi que nous l’avons développé ailleurs, la base de l’expérimentation ; toutefois il ne faut pas confondre le doute philosophique avec la négation systématique qui met en doute même les principes de la science. Il ne faut douter que des théories, et encore il ne faut en douter que jusqu’au déterminisme expérimental. Il y a des médecins qui croient que l’esprit scientifique n’impose pas de limite au doute. A côté de ces médecins qui nient la science médicale en admettant qu’on ne peut rien savoir de positif, il en est d’autres qui la nient par un procédé contraire, en admettant qu’on apprend la médecine sans savoir comment et qu’on la possède par une sorte de science infuse qu’ils appellent le tact médical. Sans doute je ne conteste pas qu’il puisse exister en médecine comme dans les autres sciences pratiques, ce qu’on appelle le tact ou le coup


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d'œil. Tout le monde sait, en effet, que l’habitude peut donner une sorte de connaissance empirique des choses capable de guider le praticien, quoiqu’il ne s’en rende pas toujours exactement compte au premier abord. Mais ce que je blâme, c’est de rester volontairement dans cet état d’empirisme et de ne pas chercher à en sortir. Par l’observation attentive et par l’étude on peut toujours arriver à se rendre compte de ce que l’on fait et parvenir par suite à transmettre aux autres ce que l’on sait. Je ne nie pas d’ailleurs que la pratique médicale n’ait de grandes exigences ; mais ici je parle science pure et je combats le tact médical comme une donnée antiscientifique qui, par ses excès faciles, nuit considérablement à la science.

Une autre opinion fausse assez accréditée et même professée par de grands médecins praticiens, est celle qui consiste à dire que la médecine n’est pas destinée à devenir une science, mais seulement un art, et que par conséquent le médecin ne doit pas être un savant, mais un artiste. Je trouve cette idée erronée et encore essentiellement nuisible au développement de la médecine expérimentale. D’abord qu’est-ce qu’un artiste ? C’est un homme qui réalise dans une œuvre d’art une idée ou un sentiment qui lui est personnel. Il y a donc deux choses : l’artiste et son œuvre ; l’œuvre juge nécessairement l’artiste. Mais que sera le médecin artiste ? Si c’est un médecin qui traite une maladie d’après une idée ou un sentiment qui lui sont personnels, où sera alors l’œuvre d’art, qui jugera cet artiste médecin P Sera-ce la guérison de la maladie ? Outre que ce serait là


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une œuvre d’art d’un genre singulier, cette œuvre lui sera toujours fortement disputée par la nature. Quand un grand peintre ou un grand sculpteur font un beau tableau ou une magnifique statue, personne n’imagine que la statue ait pu pousser de la terre ou que le tableau ait pu se faire tout seul, tandis qu’on peut parfaitement soutenir que la maladie a guéri toute seule et prouver souvent qu’elle aurait mieux guéri sans l’intervention de l’artiste. Que deviendra donc alors le critérium ou l’œuvre de l’art médical ? Le critérium disparaîtra évidemment, car on ne saurait juger le mérite d’un médecin par le nombre des malades qu’il dit avoir guéris ; il devra avant tout prouver scientifiquement que c’est lui qui les a guéris et non la nature. Je n’insisterai pas plus longtemps sur cette prétention artistique des médecins qui n’est pas soutenable. Le médecin ne peut être raisonnablement qu’un savant ou, en attendant, un empirique. L’empirisme, qui au fond veut dire expérience (en grec dans le texte : expérience), n’est que l’expérience inconsciente ou non raisonnée, acquise par l’observation journalière des faits d’où naît la méthode expérimentale elle-même (voy. p. 41). Mais, ainsi que nous le verrons encore dans le paragraphe suivant, l’empirisme, pris dans son vrai sens, n’est que le premier pas de la médecine expérimentale. Le médecin empirique doit tendre à la science, car si, dans la pratique, il se détermine souvent d’après le sentiment d’une expérience inconsciente, il doit toujours au moins, se diriger d’après une induction fondée sur une instruction médicale aussi solide que possible. En un mot, il n’y a pas


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d’artiste médecin parce qu’il ne peut y avoir d’œuvres d’art médical ; ceux qui se qualifient ainsi nuisent à l’avancement de la science médicale parce qu’ils augmentent la personnalité du médecin en diminuant l’importance de la science ; ils empêchent par là qu’on ne cherche dans l’étude expérimentale des phénomènes un appui et un critérium que l’on croit posséder en soi, par suite d’une inspiration ou par un simple sentiment. Mais, ainsi que je viens de le dire, cette prétendue inspiration thérapeutique du médecin n’a souvent d’autres preuves qu’un fait de hasard qui peut favoriser l’ignorant et le charlatan, aussi bien que l’homme instruit. Cela n’a donc aucun rapport avec l’inspiration de l’artiste qui doit se réaliser finalement dans une œuvre que chacun peut juger et dont l’exécution exige toujours des études profondes et précises accompagnées souvent d’un travail opiniâtre. Je considère donc que l’inspiration des médecins qui ne s’appuient pas sur la science expérimentale n’est que de la fantaisie, et c’est au nom de la science et de l’humanité qu’il faut la blâmer et la proscrire.

En résumé, la médecine expérimentale, qui est synonyme de médecine scientifique, ne pourra se constituer qu’en introduisant de plus en plus l’esprit scientifique parmi les médecins. La seule chose à faire pour atteindre ce but est, selon moi, de donner à la jeunesse une solide instruction physiologique expérimentale. Ce n’est pas que je veuille dire que la physiologie constitue. Toute la médecine, je me suis expliqué ailleurs à ce sujet, mais je veux dire que la physiologie expérimentale est la partie la plus scientifique de la médecine, et que les


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jeunes médecins prendront, par cette étude, des habitudes scientifiques qu’ils porteront ensuite dans l’investigation pathologique et thérapeutique. Le désir que j’exprime ici répondrait à peu près à la pensée de Laplace, à qui on demandait pourquoi il avait proposé de mettre des médecins à l’Académie des sciences puisque la médecine n’est pas une science : « C’est, répondit-il, afin qu’ils se trouvent avec des savants. »

III. - La médecine empirique et la médecine expérimentale ne sont point incompatibles ; elles doivent être au contraire inséparables l’une de l’autre

Il y a bien longtemps que l’on dit et que l’on répète que les médecins physiologistes les plus savants sont les plus mauvais médecins et qu’ils sont les plus embarrassés quand il faut agir au lit du malade. Cela voudrait-il dire que la science physiologique nuit à la pratique médicale ? Et dans ce cas, je me serais placé à un point de vue complètement faux. Il importe donc d’examiner avec soin cette opinion qui est le thème favori de beaucoup de médecins praticiens et que je considère pour mon compte comme entièrement erronée et comme étant toujours éminemment nuisible au développement de la médecine expérimentale.

D’abord considérons que la pratique médicale est une chose extrêmement complexe dans laquelle interviennent une foule de questions d’ordre social et extra-scientifiques. Dans la médecine pratique vétérinaire elle-même, il arrive souvent que la thérapeutique se trouve dominée par des questions d’intérêt ou d’


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Voir aussi

Sources
https://fr.wikisource.org/wiki/Introduction_%C3%A0_l%E2%80%99%C3%A9tude_de_la_m%C3%A9decine_exp%C3%A9rimentale/Troisi%C3%A8me_partie/Chapitre_IV