Introduction médecine expérimentale (1865) Bernard/Partie 2/Chapitre 1
Chapitre I : Considérations expérimentales communes aux êtres vivants et aux corps bruts
Introduction à l’étude de la médecine expérimentale
Considérations expérimentales communes aux êtres vivants et aux corps bruts
|
Sommaire
- 1 Chapitre I : Considérations expérimentales communes aux êtres vivants et aux corps bruts
- 1.1 I. - La spontanéité des corps vivants ne s’oppose pas à l’emploi de l’expérimentation
- 1.2 II. - Les manifestations des propriétés des corps vivants sont liées à l’existence de certains phénomènes physico-chimiques qui en règlent l’apparition
- 1.3 III Les phénomènes physiologiques des organismes supérieurs se passent dans des milieux organiques intérieurs perfectionnés et doués de propriétés physico-chimiques constantes
- 1.4 IV. - Le but de l’expérimentation est le même dans l’étude des phénomènes des corps vivants et dans l’étude des phénomènes des corps bruts
- 1.5 V. - Il y a un déterminisme absolu dans les conditions d’existence des phénomènes naturels, aussi bien dans les corps vivants que dans les corps bruts
- 1.6 VI. - Pour arriver au déterminisme des phénomènes dans les sciences biologiques comme dans les sciences physico-chimiques, il faut ramener les phénomènes à des conditions expérimentales définies et aussi simples que possible
- 1.7 VII. - Dans les corps vivants, de même que dans les corps bruts, les phénomènes ont toujours une double condition d’existence
- 1.8 VIII. - Dans les sciences biologiques comme dans les sciences physico-chimiques, le déterminisme est possible, parce que, dans les corps vivants comme dans les corps bruts, la matière ne peut avoir aucune spontanéité
- 2 Voir aussi
Chapitre I : Considérations expérimentales communes aux êtres vivants et aux corps bruts
I. - La spontanéité des corps vivants ne s’oppose pas à l’emploi de l’expérimentation
La spontanéité dont jouissent les êtres doués de la vie a été une des principales objections que l’on a élevées contre l’emploi de l’expérimentation dans les études biologiques. En effet, chaque être vivant nous apparaît comme pourvu d’une espèce de force intérieure qui préside à des manifestations vitales de plus en plus indépendantes des influences cosmiques générales, à mesure que l’être s’élève davantage dans l’échelle de l’organisation. Chez les animaux supérieurs et chez l’homme, par exemple, cette force vitale paraît avoir pour résultat de soustraire le corps vivant aux influences physico-chimiques générales et de le rendre ainsi très difficilement accessible à l’expérimentation.
Les corps bruts n’offrent rien de semblable, et, quelle que soit leur nature, ils sont tous dépourvus de spontanéité. Dès lors la manifestation de leurs propriétés étant
enchaînée d’une manière absolue aux conditions physico-chimiques qui les environnent et leur servent de milieu, il en résulte que l’expérimentateur peut facilement les atteindre et les modifier à son gré.
D’un autre côté, tous les phénomènes d’un corps vivant sont dans une harmonie réciproque telle, qu’il paraît impossible de séparer une partie de l’organisme, sans amener immédiatement un trouble dans tout l’ensemble. Chez les animaux supérieurs en particulier, la sensibilité plus exquise amène des réactions et des perturbations encore plus considérables.
Beaucoup de médecins et de physiologistes spéculatifs, de même que des anatomistes et des naturalistes, ont exploité ces divers arguments pour s’élever contre l’expérimentation chez les êtres vivants. Ils ont admis que la force vitale était en opposition avec les forces physico-chimiques, qu’elle dominait tous les phénomènes de la vie, les assujettissait à des lois tout à fait spéciales et faisait de l’organisme un tout organisé auquel l’expérimentateur ne pouvait toucher sans détruire le caractère de la vie même. Ils ont même été jusqu’à dire que les corps bruts et les corps vivants différaient radicalement à ce point de vue, de telle sorte que l’expérimentation était applicable aux uns et ne l’était pas aux autres. Cuvier, qui partage cette opinion, et qui pense que la physiologie doit être une science d’observation et de déduction anatomique, s’exprime ainsi : « Toutes les parties d’un corps vivant sont liées ; elles ne peuvent agir qu’autant qu’elles agissent toutes ensemble : vouloir en séparer une de la masse, c’est la reporter
dans l’ordre des substances mortes, c’est en changer entièrement l’essence.(1) »
Si les objections précédentes étaient fondées, ce serait reconnaître, ou bien qu’il n’y a pas de déterminisme possible dans les phénomènes de la vie, ce qui serait nier simplement la science biologique ; ou bien ce serait admettre que la force vitale doit être étudiée par des procédés particuliers et que la science de la vie doit reposer sur d’autres principes que la science des corps inertes. Ces idées, qui ont eu cours à d’autres époques, s’évanouissent sans doute aujourd’hui de plus en plus ; mais cependant il importe d’en extirper les derniers germes, parce que ce qu’il reste encore, dans certains esprits, de ces idées dites vitalistes constitue un véritable obstacle aux progrès de la médecine expérimentale.
Je me propose donc d’établir que la science des phénomènes de la vie ne peut pas avoir d’autres bases que la science des phénomènes des corps bruts, et qu’il n’y a sous ce rapport aucune différence entre les principes des sciences biologiques et ceux des sciences physico-chimiques. En effet, ainsi que nous l’avons dit précédemment, le but que se propose la méthode expérimentale est le même partout ; il consiste à rattacher par l’expérience les phénomènes naturels à leurs conditions d’existence ou à leurs causes prochaines. En biologie, ces conditions étant connues, le physiologiste pourra diriger la manifestation des phénomènes de la vie comme le physicien et le chimiste dirigent les phénomènes
- (1) ↑ Cuvier, Lettre à J. C. Mertrud, p. 5, an VIII.
naturels, dont ils ont découvert les lois ; mais pour cela l’expérimentateur n’agira pas sur la vie.
Seulement, il y a un déterminisme absolu dans toutes les sciences parce que chaque phénomène étant enchaîné d’une manière nécessaire à des conditions physico-chimiques, le savant peut les modifier pour maîtriser le phénomène, c’est-à-dire pour empêcher ou favoriser sa manifestation. Il n’y a aucune contestation à ce sujet pour les corps bruts. Je veux prouver qu’il en est de même pour les corps vivants, et que, pour eux aussi, le déterminisme existe.
II. - Les manifestations des propriétés des corps vivants sont liées à l’existence de certains phénomènes physico-chimiques qui en règlent l’apparition
La manifestation des propriétés des corps bruts est liée à des conditions ambiantes de température et d’humidité, par l’intermédiaire desquelles l’expérimentateur peut gouverner directement le phénomène minéral. Les corps vivants ne paraissent pas susceptibles au premier abord d’être ainsi influencés par les conditions physico-chimiques environnantes ; mais ce n’est là qu’une illusion qui tient à ce que l’animal possède et maintient en lui les conditions de chaleur et d’humidité nécessaires aux manifestations des phénomènes vitaux. De là résulte que le corps inerte subordonné à toutes les conditions cosmiques se trouve enchaîné à toutes leurs variations, tandis que le corps vivant reste au contraire indépendant et libre dans ses manifestations ; ce dernier semble animé par une force intérieure
qui régit tous ses actes et qui l’affranchit de l’influence des variations et des perturbations physico-chimiques ambiantes. C’est cet aspect si différent dans les manifestations des corps vivants comparées aux manifestations des corps bruts qui a porté les physiologistes, dits vitalistes, à admettre dans les premiers une force vitale qui serait en lutte incessante avec les forces physico-chimiques, et qui neutraliserait leur action destructrice sur l’organisme vivant. Dans cette manière de voir, les manifestations de la vie seraient déterminées par l’action spontanée de cette force vitale particulière, au lieu d’être comme celles des corps bruts le résultat nécessaire des conditions ou des influences physico-chimiques d’un milieu ambiant. Mais si l’on y réfléchit, on verra bientôt que cette spontanéité des corps vivants n’est qu’une simple apparence et la conséquence de certain mécanisme de milieux parfaitement déterminés ; de sorte qu’au fond il sera facile de prouver que les manifestations des corps vivants, aussi bien que celles des corps bruts, sont dominées par un déterminisme nécessaire qui les enchaîne à des conditions d’ordre purement physico-chimiques.
Notons d’abord que cette sorte d’indépendance de l’être vivant dans le milieu cosmique ambiant n’apparaît que dans les organismes complexes et élevés. Dans les êtres inférieurs réduits à un organisme élémentaire, tels que les infusoires, il n’y a pas d’indépendance réelle. Ces êtres ne manifestent les propriétés vitales dont ils sont doués que sous l’influence de l’humidité, de la lumière, de la chaleur extérieure, et, dès qu’une ou plusieurs de ces conditions
viennent à manquer, la manifestation vitale cesse, parce que le phénomène physico-chimique qui lui est parallèle s’arrête. Dans les végétaux, les phénomènes de la vie sont également liés pour leurs manifestations aux conditions de chaleur, d’humidité et de lumière du milieu ambiant. De même encore pour les animaux à sang froid ; les phénomènes de la vie s’engourdissent ou s’activent suivant les mêmes conditions. Or, ces influences qui provoquent, accélèrent ou ralentissent les manifestations vitales chez les êtres vivants, sont exactement les mêmes que celles qui provoquent, accélèrent ou ralentissent les manifestations des phénomènes physico-chimiques dans les corps bruts. De sorte qu’au lieu de voir, à l’exemple des vitalistes, une sorte d’opposition et d’incompatibilité entre les conditions des manifestations vitales et les conditions des manifestations physico-chimiques, il faut, au contraire, constater entre ces deux ordres de phénomènes un parallélisme complet et une relation directe et nécessaire. C’est seulement chez les animaux à sang chaud, qu’il paraît y avoir indépendance entre les conditions de l’organisme et celles du milieu ambiant ; chez ces animaux, en effet, la manifestation des phénomènes vitaux ne subit plus les alternatives et les variations qu’éprouvent : les conditions cosmiques, et il semble qu’une force intérieure vienne lutter contre ces influences et maintenir malgré elles l’équilibre des fonctions vitales. Mais au fond il n’en est rien, et cela tient simplement à ce que, par suite d’un mécanisme protecteur plus complet que nous aurons à étudier, le milieu intérieur de l’animal à
sang chaud se met plus difficilement en équilibre avec le milieu cosmique extérieur. Les influences extérieures n’amènent, conséquemment, des modifications et des perturbations dans l’intensité des fonctions de l’organisme, qu’autant que le système protecteur du milieu organique devient insuffisant dans des conditions données.
III Les phénomènes physiologiques des organismes supérieurs se passent dans des milieux organiques intérieurs perfectionnés et doués de propriétés physico-chimiques constantes
Il est très important, pour bien comprendre l’application de l’expérimentation aux êtres vivants, d’être parfaitement fixé sur les notions que nous développons en ce moment. Quand on examine un organisme vivant supérieur, c’est-à-dire complexe, et qu’on le voit accomplir ses différentes fonctions dans le milieu cosmique général et commun à tous les phénomènes de la nature, il semble, jusqu’à un certain point, indépendant dans ce milieu. Mais cette apparence tient simplement à ce que nous nous faisons illusion sur la simplicité des phénomènes de la vie. Les phénomènes extérieurs que nous apercevons dans cet être vivant sont au fond très complexes, ils sont la résultante d’une foule de propriétés intimes d’éléments organiques dont les manifestations sont liées aux conditions physico-chimiques de milieux internes dans lesquels ils sont plongés. Nous supprimons, dans nos explications, le milieu interne, pour ne voir que le milieu extérieur qui est sous nos yeux. Mais l’explication réelle des phénomènes de
la vie repose sur l’étude et sur la connaissance des particules les plus ténues et les plus déliées qui constituent les éléments organiques du corps. Cette idée, émise en biologie depuis longtemps par de grands physiologistes, paraît de plus en plus vraie à mesure que la science de l’organisation des êtres vivants fait plus de progrès. Ce qu’il faut savoir en outre, c’est que ces particules intimes de l’organisme ne manifestent leur activité vitale que par une relation physico-chimique nécessaire avec des milieux intimes que nous devons également étudier et connaître. Autrement, si nous nous bornons à l’examen des phénomènes d’ensemble visibles à l’extérieur, nous pourrons croire faussement qu’il y a dans l’être vivant une force propre qui viole les lois physico-chimiques du milieu cosmique général, de même qu’un ignorant pourrait croire que, dans une machine qui monte dans les airs ou qui court sur la terre, il y a une force spéciale qui viole les lois de la gravitation. Or l’organisme vivant n’est qu’une machine admirable douée des propriétés les plus merveilleuses et mise en activité à l’aide des mécanismes les plus complexes et les plus délicats. Il n’y a pas des forces en opposition et en lutte les unes avec les autres ; dans la nature il ne saurait y avoir qu’arrangement et dérangement, qu’harmonie et désharmonie.
Dans l’expérimentation sur les corps bruts, il n’y a à tenir compte que d’un seul milieu, c’est le milieu cosmique extérieur : tandis que chez les êtres vivants élevés, il y a au moins deux milieux à considérer : le milieu extérieur ou extra-organique et le milieu intérieur ou intra-organique.
Chaque année, je développe dans mon cours de physiologie à la Faculté des sciences ces idées nouvelles sur les milieux organiques, idées que je considère comme la base de la physiologie générale ; elles sont nécessairement aussi la base de la pathologie générale, et ces mêmes notions nous guideront dans l’application de l’expérimentation aux êtres vivants. Car, ainsi que je l’ai déjà dit ailleurs, la complexité due à l’existence d’un milieu organique intérieur est la seule raison des grandes difficultés que nous rencontrons dans la détermination expérimentale des phénomènes de la vie et dans l’application des moyens capables de les modifier(1).
Le physicien et le chimiste qui expérimentent sur les corps inertes, n’ayant à considérer que le milieu extérieur, peuvent, à l’aide du thermomètre, du baromètre et de tous les instruments qui constatent et mesurent les propriétés de ce milieu extérieur, se placer toujours dans des conditions identiques. Pour le physiologiste, ces instruments ne suffisent plus, et d’ailleurs, c’est dans le milieu intérieur qu’il devrait les faire agir. En effet c’est le milieu intérieur des êtres vivants qui est toujours en rapport immédiat avec les manifestations vitales, normales ou pathologiques des éléments organiques. À mesure qu’on s’élève dans l’échelle des êtres vivants, l’organisation se complique, les éléments organiques deviennent plus délicats et ont besoin d’un milieu intérieur plus perfectionné. Tous les liquides circulant, la
- (1) ↑ Claude Bernard, Leçons sur la physiologie et la pathologie du système nerveux. Leçon d’ouverture, 17 déc. 1856. Paris, 1858, t. I. — Cours de pathologie expérimentale (The médical Times, 1860).
liqueur du sang et les fluides intra-organiques constituent en réalité ce milieu intérieur.
Chez tous les êtres vivants le milieu intérieur, qui est un véritable produit de l’organisme, conserve des rapports nécessaires d’échanges et d’équilibres avec le milieu cosmique extérieur ; mais, à mesure que l’organisme devient plus parfait, le milieu organique se spécialise et s’isole en quelque sorte de plus en plus du milieu ambiant. Chez les végétaux et chez les animaux à sang froid, ainsi que nous l’avons dit, cet isolement est moins complet que chez les animaux à sang chaud ; chez ces derniers le liquide sanguin possède une température et une constitution à peu près fixe et semblable. Mais ces conditions diverses ne sauraient établir une différence de nature entre les divers êtres vivants ; elles ne constituent que des perfectionnements dans les mécanismes isolateurs et protecteurs des milieux. Les manifestations vitales des animaux ne varient que parce que les conditions physico-chimiques de leurs milieux internes varient ; c’est ainsi qu’un mammifère dont le sang a été refroidi, soit par l’hibernation naturelle, soit par certaines lésions du système nerveux, se rapproche complètement, par les propriétés de ses tissus, d’un animal à sang froid proprement dit.
En résumé, on peut, d’après ce qui précède, se faire une idée de la complexité énorme des phénomènes de la vie et des difficultés presque insurmontables que leur détermination exacte présente au physiologiste, quand il est obligé de porter l’expérimentation dans ces milieux intérieurs ou organiques. Toutefois, ces obstacles
ne nous épouvanteront pas si nous sommes bien convaincus que nous marchons dans la bonne voie. En effet, il y a un déterminisme absolu dans tout phénomène vital ; dès lors il y a une science biologique, et, par conséquent, toutes les études auxquelles nous nous livrons ne seront point inutiles. La physiologie générale est la science biologique fondamentale vers laquelle toutes les autres convergent. Son problème consiste à déterminer la condition élémentaire des phénomènes de la vie. La pathologie et la thérapeutique reposent également sur cette base commune. C’est par l’activité normale des éléments organiques que la vie se manifeste à l’état de santé ; c’est par la manifestation anormale des mêmes éléments que se caractérisent les maladies, et enfin c’est par l’intermédiaire du milieu organique modifié au moyen de certaines substances toxiques ou médicamenteuses que la thérapeutique peut agir sur les éléments organiques. Pour arriver à résoudre ces divers problèmes, il faut en quelque sorte décomposer successivement l’organisme, comme on démonte une machine pour en reconnaître et en étudier tous les rouages ; ce qui veut dire, qu’avant d’arriver à l’expérimentation sur les éléments, il faut expérimenter d’abord sur les appareils et sur les organes. Il faut donc recourir à une étude analytique successive des phénomènes de la vie en faisant usage de la même méthode expérimentale qui sert au physicien et au chimiste pour analyser les phénomènes des corps bruts. Les difficultés qui résultent de la complexité des phénomènes des corps vivants,
se présentent uniquement dans l’application de l’expérimentation ; car au fond le but et les principes de la méthode restent toujours exactement les mêmes.
IV. - Le but de l’expérimentation est le même dans l’étude des phénomènes des corps vivants et dans l’étude des phénomènes des corps bruts
Si le physicien et le physiologiste se distinguent en ce que l’un s’occupe des phénomènes qui se passent dans la matière brute, et l’autre des phénomènes qui s’accomplissent dans la matière vivante, ils ne diffèrent cependant pas, quant au but qu’ils veulent atteindre. En effet, l’un et l’autre se proposent pour but commun de remonter à la cause prochaine des phénomènes qu’ils étudient. Or, ce que nous appelons la cause prochaine d’un phénomène n’est rien autre chose que la condition physique et matérielle de son existence ou de sa manifestation. Le but de la méthode expérimentale ou le terme de toute recherche scientifique est donc identique pour les corps vivants et pour les corps bruts ; il consiste à trouver les relations qui rattachent un phénomène quelconque à sa cause prochaine, ou autrement dit, à déterminer les conditions nécessaires à la manifestation de ce phénomène. En effet, quand l’expérimentateur est parvenu à connaître les conditions d’existence d’un phénomène, il en est en quelque sorte le maître ; il peut prédire sa marche et sa manifestation, la favoriser ou l’empêcher à volonté. Dès lors le but de l’expérimentateur est atteint ; il a, par la science,
étendu sa puissance sur un phénomène naturel.
Nous définirons donc la physiologie : la science qui a pour objet d’étudier les phénomènes des êtres vivants et de déterminer les conditions matérielles de leur manifestation. C’est par la méthode analytique ou expérimentale seule que nous pouvons arriver à cette détermination des conditions des phénomènes, aussi bien dans les corps vivants que dans les corps bruts ; car nous raisonnons de même pour expérimenter dans toutes les sciences.
Pour l’expérimentateur physiologiste, il ne saurait y avoir ni spiritualisme ni matérialisme. Ces mots appartiennent à une philosophie naturelle qui a vieilli, ils tomberont en désuétude par le progrès même de la science. Nous ne connaîtrons jamais ni l’esprit ni la matière, et, si c’était ici le lieu, je montrerais facilement que d’un côté comme de l’autre on arrive bientôt à des négations scientifiques, d’où il résulte que toutes les considérations de cette espèce sont oiseuses et inutiles. Il n’y a pour nous que des phénomènes à étudier, les conditions matérielles de leurs manifestations à connaître, et les lois de ces manifestations à déterminer.
Les causes premières ne sont point du domaine scientifique et elles nous échapperont à jamais aussi bien dans les sciences des corps vivants que dans les sciences des corps bruts. La méthode expérimentale détourne nécessairement de la recherche chimérique du principe vital ; il n’y a pas plus de force vitale que de force minérale, ou, si l’on veut, l’une existe tout autant que
l’autre. Le mot force que nous employons n’est qu’une abstraction dont nous nous servons pour la commodité du langage. Pour le mécanicien la force est le rapport d’un mouvement à sa cause. Pour le physicien, le chimiste et le physiologiste, c’est au fond de même. L’essence des choses devant nous rester toujours ignorée, nous ne pouvons connaître que les relations de ces choses, et les phénomènes ne sont que des résultats de ces relations. Les propriétés des corps vivants ne se manifestent à nous que par des rapports de réciprocité organique. Une glande salivaire, par exemple, n’existe que parce qu’elle est en rapport avec le système digestif, et que parce que ses éléments histologiques sont dans certains rapports entre eux et avec le sang ; supprimez toutes ces relations en isolant par la pensée les éléments de l’organe les uns des autres, la glande salivaire n’existe plus.
La loi nous donne le rapport numérique de l’effet à sa cause, et c’est là le but auquel s’arrête la science. Lorsqu’on possède la loi d’un phénomène, on connaît donc non seulement le déterminisme absolu des conditions de son existence, mais on a encore les rapports qui sont relatifs à toutes ses variations, de sorte qu’on peut prédire les modifications de ce phénomène dans toutes les circonstances données.
Comme corollaire de ce qui précède, nous ajouterons que le physiologiste ou le médecin ne doivent pas s’imaginer qu’ils ont à rechercher la cause de la vie ou l’essence des maladies. Ce serait perdre complètement son temps à poursuivre un fantôme. Il n’y a aucune réalité
objective dans les mots vie, mort, santé, maladie. Ce sont des expressions littéraires dont nous nous servons parce qu’elles représentent à notre esprit l’apparence de certains phénomènes. Nous devons imiter en cela les physiciens et dire comme Newton, à propos de l’attraction : « Les corps tombent d’après un mouvement accéléré dont on connaît la loi : voilà le fait, voilà le réel. Mais la cause première qui fait tomber ces corps est absolument inconnue. On peut dire, pour se représenter le phénomène à l’esprit, que les corps tombent comme s’il y avait une force d’attraction qui les sollicite vers le centre de la terre, quasi esset attractio. Mais la force d’attraction n’existe pas, ou on ne la voit pas, ce n’est qu’un mot pour abréger le discours. » De même quand un physiologiste invoque la force vitale ou la vie, il ne la voit pas, il ne fait que prononcer un mot ; le phénomène vital seul existe avec ses conditions matérielles et c’est là la seule chose qu’il puisse étudier et connaître.
En résumé, le but de la science est partout identique connaître les conditions matérielles des phénomènes. Mais si ce but est le même dans les sciences physico-chimiques et dans les sciences biologiques, il est beaucoup plus difficile à atteindre dans les dernières, à cause de la mobilité et de la complexité des phénomènes qu’on y rencontre.
V. - Il y a un déterminisme absolu dans les conditions d’existence des phénomènes naturels, aussi bien dans les corps vivants que dans les corps bruts
Il faut admettre comme un axiome expérimental que chez
les êtres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions d’existence de tout phénomène sont déterminées d’une manière absolue. Ce qui veut dire en d’autres termes que la condition d’un phénomène une fois connue et remplie, le phénomène doit se reproduire toujours et nécessairement, à la volonté de l’expérimentateur. La négation de cette proposition ne serait rien autre chose que la négation de la science même. En effet, la science n’étant que le déterminé et le déterminable, on doit forcément admettre comme axiome que dans des conditions identiques, tout phénomène est identique et qu’aussitôt que les conditions ne sont plus les mêmes, le phénomène cesse d’être identique. Ce principe est absolu, aussi bien dans les phénomènes des corps bruts que dans ceux des êtres vivants, et l’influence de la vie, quelle que soit l’idée qu’on s’en fasse, ne saurait rien y changer. Ainsi que nous l’avons dit, ce qu’on appelle la force vitale est une cause première analogue à toutes les autres, en ce sens qu’elle nous est parfaitement inconnue. Que l’on admette ou non que cette force diffère essentiellement de celles qui président aux manifestations des phénomènes des corps bruts, peu importe, il faut néanmoins qu’il y ait déterminisme dans les phénomènes vitaux qu’elle régit ; car sans cela ce serait une force aveugle et sans loi, ce qui est impossible. De là il résulte que les phénomènes de la vie n’ont leurs lois spéciales, que parce qu’il y a un déterminisme rigoureux dans les diverses circonstances qui constituent leurs conditions d’existence ou qui provoquent leurs manifestations ; ce qui est la même chose. Or c’est à
l'aide de l’expérimentation seule, ainsi que nous l’avons souvent répété, que nous pouvons arriver, dans les phénomènes des corps vivants, comme dans ceux des corps bruts, à la connaissance des conditions qui règlent ces phénomènes et nous permettent ensuite de les maîtriser.
Tout ce qui précède pourra paraître élémentaire aux hommes qui cultivent les sciences physico-chimiques. Mais parmi les naturalistes et surtout parmi les médecins on trouve des hommes qui, au nom de ce qu’ils appellent le vitalisme, émettent sur le sujet qui nous occupe les idées les plus erronées. Ils pensent que l’étude des phénomènes de la matière vivante ne saurait avoir aucun rapport avec l’étude des phénomènes de la matière brute. Ils considèrent la vie comme une influence mystérieuse et surnaturelle qui agit arbitrairement en s’affranchissant de tout déterminisme, et ils taxent de matérialistes tous ceux qui font des efforts pour ramener les phénomènes vitaux à des conditions organiques et physico-chimiques déterminées. Ce sont là des idées fausses qu’il n’est pas facile d’extirper une fois qu’elles ont pris droit de domicile dans un esprit ; les progrès seuls de la science les feront disparaître. Mais les idées vitalistes prises dans le sens que nous venons d’indiquer ne sont rien autre qu’une sorte de superstition médicale, une croyance au surnaturel. Or, dans la médecine la croyance aux causes occultes qu’on appelle vitalisme ou autrement, favorise l’ignorance et enfante une sorte de charlatanisme involontaire, c’est-à-dire la croyance à une science infuse et indéterminable.
Le sentiment du déterminisme absolu des phénomènes de la vie, mène au contraire à la science réelle et nous donne une modestie qui résulte de la conscience de notre peu de connaissance et des difficultés de la science. C’est ce sentiment qui, à son tour, nous excite à travailler pour nous instruire, et c’est en définitive à lui seul que la science doit tous ses progrès.
Je serais d’accord avec les vitalistes s’ils voulaient simplement reconnaître que les êtres vivants présentent des phénomènes qui ne se retrouvent pas dans la nature brute, et qui, par conséquent, leur sont spéciaux. J’admets en effet que les manifestations vitales ne sauraient être élucidées par les seuls phénomènes physico-chimiques connus dans la matière brute. Je m’expliquerai plus loin au sujet du rôle des sciences physico-chimiques en biologie, mais je veux seulement dire ici que, si les phénomènes vitaux ont une complexité et une apparence différentes de ceux des corps bruts, ils n’offrent cette différence qu’en vertu de conditions déterminées ou déterminables qui leur sont propres. Donc, si les sciences vitales doivent différer des autres par leurs explications et par leurs lois spéciales, elles ne s’en distinguent pas par la méthode scientifique. La biologie doit prendre aux sciences physico-chimiques la méthode expérimentale, mais garder ses phénomènes spéciaux et ses lois propres.
Dans les corps vivants comme dans les corps bruts : les lois sont immuables, et les phénomènes que ces lois régissent sont liés à leurs conditions d’existence par un déterminisme nécessaire et absolu. J’emploie ici
le mot déterminisme comme plus convenable que le mot fatalisme dont on se sert quelquefois pour exprimer la même idée. Le déterminisme dans les conditions des phénomènes de la vie doit être un des axiomes du médecin expérimentateur. S’il est bien pénétré de la vérité de ce principe, il exclura de ses explications toute intervention du surnaturel ; il aura une foi inébranlable dans l’idée que des lois fixes régissent la science biologique, et il aura en même temps un critérium sûr pour juger les apparences souvent variables et contradictoires des phénomènes vitaux. En effet, partant de ce principe qu’il y a des lois immuables, l’expérimentateur sera convaincu que jamais les phénomènes ne peuvent se contredire s’ils sont observés dans les mêmes conditions, et il saura que, s’ils montrent des variations, cela tient nécessairement à l’intervention ou à l’interférence d’autres conditions qui masquent ou modifient ces phénomènes. Dès lors il y aura lieu de chercher à connaître les conditions de ces variations ; car il ne saurait y avoir d’effet sans cause. Le déterminisme devient ainsi la base de tout progrès et de toute critique scientifique. Si, en répétant une expérience, on trouve des résultats discordants ou même contradictoires, on ne devra jamais admettre des exceptions ni des contradictions réelles, ce qui serait antiscientifique ; on conclura uniquement et nécessairement à des différences de conditions dans les phénomènes, qu’on puisse ou qu’on ne puisse pas les expliquer actuellement.
Je dis que le mot exception est antiscientifique ; en effet,
dès que les lois sont connues, il ne saurait y avoir d’exception, et cette expression, comme tant d’autres, ne sert qu’à nous permettre de parler de choses dont nous ignorons le déterminisme. On entend tous les jours les médecins employer les mots : le plus ordinairement, le plus souvent, généralement, ou bien s’exprimer numériquement, en disant par exemple, huit fois sur dix, les choses arrivent ainsi ; j’ai entendu de vieux praticiens dire que les mots toujours et jamais doivent être rayés de la médecine. Je ne blâme pas ces restrictions ni l’emploi de ces locutions si on les emploie comme des approximations empiriques relatives à l’apparition de phénomènes dont nous ignorons encore plus ou moins les conditions exactes d’existence. Mais certains médecins semblent raisonner comme si les exceptions étaient nécessaires ; ils paraissent croire qu’il existe une force vitale qui peut arbitrairement empêcher que les choses se passent toujours identiquement ; de sorte que les exceptions seraient des conséquences de l’action même de cette force vitale mystérieuse. Or il ne saurait en être ainsi ; ce qu’on appelle actuellement exception est simplement un phénomène dont une ou plusieurs conditions sont inconnues, et si les conditions des phénomènes dont on parle étaient connues et déterminées, il n’y aurait plus d’exceptions, pas plus en médecine que dans toute autre science. Autrefois on pouvait dire, par exemple, que tantôt on guérissait la gale, tantôt on ne la guérissait pas ; mais aujourd’hui qu’on s’adresse à la cause déterminée de cette maladie, on la guérit toujours. Autrefois on pouvait dire que la lésion
des nerfs amenait une paralysie tantôt du sentiment, tantôt du mouvement, mais aujourd’hui on sait que la section des racines antérieures rachidiennes ne paralyse que les mouvements ; c’est constamment et toujours que cette paralysie motrice a lieu parce que sa condition a été exactement déterminée par l’expérimentateur.
La certitude du déterminisme des phénomènes, avons-nous dit, doit également servir de base à la critique expérimentale, soit qu’on en fasse usage pour soi-même, soit qu’on l’applique aux autres. En effet, un phénomène se manifestant toujours de même, si les conditions sont semblables, le phénomène ne manque jamais si ces conditions existent, de même qu’il n’apparaît pas si les conditions manquent. Donc il peut arriver à un expérimentateur, après avoir fait une expérience dans des conditions qu’il croyait déterminées, de ne plus obtenir dans une nouvelle série de recherches le résultat qui s’était montré dans sa première observation ; en répétant son expérience, après avoir pris de nouvelles précautions, il pourra se faire encore qu’au lieu de retrouver le résultat primitivement obtenu, il en rencontre un autre tout différent. Que faire dans cette situation ? Faudra-t-il admettre que les faits sont indéterminables ? Évidemment non, puisque cela ne se peut. Il faudra simplement admettre que les conditions de l’expérience qu’on croyait connues ne le sont pas. Il y aura à mieux étudier, à rechercher et à préciser les conditions expérimentales, car les faits ne sauraient être opposés les uns aux autres ; ils ne peuvent être
qu’indéterminés. Les faits ne s’excluant jamais, ils s’expliquent seulement par les différences de conditions dans lesquelles ils sont nés. De sorte qu’un expérimentateur ne peut jamais nier un fait qu’il a vu et observé par la seule raison qu’il ne le retrouve plus. Nous citerons dans la troisième partie de cette introduction des exemples dans lesquels se trouvent mis en pratique les principes de critique expérimentale que nous venons d’indiquer.
VI. - Pour arriver au déterminisme des phénomènes dans les sciences biologiques comme dans les sciences physico-chimiques, il faut ramener les phénomènes à des conditions expérimentales définies et aussi simples que possible
Un phénomène naturel n’étant que l’expression de rapports ou de relations, il faut au moins deux corps pour le manifester. De sorte qu’il y aura toujours à considérer :
- 1º un corps qui réagit ou qui manifeste le phénomène ;
- 2º un autre corps qui agit et joue relativement au premier le rôle d’un milieu.
Il est impossible de supposer un corps absolument isolé dans la nature ; il n’aurait plus de réalité, parce que, dans ce cas, aucune relation ne viendrait manifester son existence.
Dans les relations phénoménales, telles que la nature nous les offre, il règne toujours une complexité plus ou moins grande. Sous ce rapport, la complexité des phénomènes minéraux est beaucoup moins grande que celle des phénomènes vitaux : c’est pourquoi les sciences qui étudient les corps bruts sont parvenues plus vite à se constituer. Dans les corps vivants, les phénomènes
sont d’une complexité énorme, et de plus la mobilité des propriétés vitales les rend beaucoup plus difficiles à saisir et à déterminer.
Les propriétés de la matière vivante ne peuvent être connues que par leur rapport avec les propriétés de la matière brute ; d’où il résulte que les sciences biologiques doivent avoir pour base nécessaire les sciences physico-chimiques auxquelles elles empruntent leurs moyens d’analyse et leurs procédés d’investigation. Telles sont les raisons nécessaires de l’évolution subordonnée et arriérée des sciences qui s’occupent des phénomènes de la vie. Mais si cette complexité des phénomènes vitaux constitue de très grands obstacles, cela ne doit cependant pas nous épouvanter ; car au fond, ainsi que nous l’avons déjà dit, à moins de nier la possibilité d’une science biologique, les principes de la science sont partout identiques. Nous sommes donc assurés que nous marchons dans la bonne voie et que nous devons parvenir avec le temps au résultat scientifique que nous poursuivons, c’est-à-dire au déterminisme des phénomènes dans les êtres vivants.
On ne peut arriver à connaître les conditions définies et élémentaires des phénomènes que par une seule voie. C’est par l’ analyse expérimentale. Cette analyse décompose successivement tous les phénomènes complexes en des phénomènes de plus en plus simples jusqu’à leur réduction à deux seules conditions élémentaires, si c’est possible. En effet, la science expérimentale ne considère dans un phénomène que les seules conditions définies qui sont nécessaires à sa production.
Le physicien cherche à se représenter ces conditions en quelque sorte idéalement dans la mécanique et dans la physique mathématique. Le chimiste analyse successivement la matière complexe, et en parvenant ainsi, soit aux corps simples, soit aux corps définis (principes immédiats ou espèces chimiques), il arrive aux conditions élémentaires ou irréductibles des phénomènes. De même le biologue doit analyser les organismes complexes et ramener les phénomènes de la vie à des conditions irréductibles dans l’état actuel de la science. La physiologie et la médecine expérimentale n’ont pas d’autre but.
Le physiologiste et le médecin, aussi bien que le physicien et le chimiste, quand ils se trouveront en face de questions complexes, devront donc décomposer le problème total en des problèmes partiels de plus en plus simples et de mieux en mieux définis. Ils ramèneront ainsi les phénomènes à leurs conditions matérielles les plus simples possible, et rendront ainsi l’application de la méthode expérimentale plus facile et plus sûre. Toutes les sciences analytiques décomposent afin de pouvoir mieux expérimenter. C’est en suivant cette voie que les physiciens et les chimistes ont fini par ramener les phénomènes en apparence les plus complexes à des propriétés simples, se rattachant à des espèces minérales bien définies. En suivant la même voie, analytique, le physiologiste doit arriver à ramener toutes les manifestations vitales d’un organisme complexe au jeu de certains organes, et l’action de ceux-ci à des propriétés de tissus ou d’éléments organiques bien
définis. L’analyse expérimentale anatomico-physiologique, qui remonte à Galien, n’a pas d’autre raison, et c’est toujours le même problème que poursuit encore aujourd’hui l’histologie, en approchant naturellement de plus en plus du but.
Quoiqu’on puisse parvenir à décomposer les parties vivantes en éléments chimiques ou corps simples, ce ne sont pourtant pas ces corps élémentaires chimiques qui constituent les éléments du physiologiste. Sous ce rapport, le biologue ressemble plus au physicien qu’au chimiste, en ce sens qu’il cherche surtout à déterminer les propriétés des corps en se préoccupant beaucoup moins de leur composition élémentaire. Dans l’état actuel de la science, il n’y aurait d’ailleurs aucun rapport possible à établir entre les propriétés vitales des corps et leur constitution chimique ; car les tissus ou organes pourvus de propriétés les plus diverses, se confondent parfois au point de vue de leur composition chimique élémentaire. La chimie est surtout très utile au physiologiste, en lui fournissant les moyens de séparer et d’étudier les principes immédiats, véritables produits organiques qui jouent des rôles importants dans les phénomènes de la vie.
Les principes immédiats organiques, quoique bien définis dans leurs propriétés, ne sont pas encore les éléments actifs des phénomènes physiologiques ; comme les matières minérales, ils ne sont en quelque sorte que des éléments passifs de l’organisme. Les vrais éléments actifs pour le physiologiste sont ce qu’on appelle les éléments anatomiques ou histologiques. Ceux-ci, de même que
les principes immédiats organiques, ne sont pas simples chimiquement, mais, considérés physiologiquement, ils sont aussi réduits que possible, en ce sens qu’ils possèdent les propriétés vitales les plus simples que nous connaissions, propriétés vitales qui s’évanouissent quand on vient à détruire cette partie élémentaire organisée. Du reste, toutes les idées que nous avons sur ces éléments sont relatives à l’état actuel de nos connaissances ; car il est certain que ces éléments histologiques, à l’état de cellules ou de fibres, sont encore complexes. C’est pourquoi divers naturalistes n’ont pas voulu leur donner le nom d’ éléments, et ont proposé de les appeler organismes élémentaires. Cette dénomination serait en effet plus convenable ; on peut parfaitement se représenter un organisme complexe comme constitué par une foule d’organismes élémentaires distincts, qui s’unissent, se soudent et se groupent de diverses manières pour donner naissance d’abord aux différents tissus du corps, puis aux divers organes ; les appareils anatomiques ne sont eux-mêmes que des assemblages d’organes qui offrent dans les êtres vivants des combinaisons variées à l’infini. Quand on vient à analyser les manifestations complexes d’un organisme, on doit donc décomposer ces phénomènes complexes et les ramener à un certain nombre des propriétés simples appartenant à des organismes élémentaires, et ensuite, par la pensée, reconstituer synthétiquement l’organisme total par les réunions et l’agencement de ces organismes élémentaires, considérés d’abord isolément, puis dans leurs rapports réciproques.
Quand le physicien, le chimiste ou le physiologiste sont arrivés, par une analyse expérimentale successive, à déterminer l’élément irréductible des phénomènes dans l’état actuel de leur science, le problème scientifique s’est simplifié, mais sa nature n’a pas changé pour cela, et le savant n’en est pas plus près d’une connaissance absolue de l’essence des choses. Toutefois il a gagné ce qu’il lui importe véritablement d’obtenir, à savoir : la connaissance des conditions d’existence des phénomènes, et la détermination du rapport défini qui existe entre le corps qui manifeste ses propriétés et la cause prochaine de cette manifestation. L’objet de l’analyse dans les sciences biologiques, comme dans les sciences physico-chimiques, est en effet de déterminer et d’isoler autant que possible les conditions de manifestation de chaque phénomène. Nous ne pouvons avoir d’action sur les phénomènes de la nature qu’en reproduisant leurs conditions naturelles d’existence, et nous agissons d’autant plus facilement sur ces conditions, qu’elles ont été préalablement mieux analysées et ramenées à un plus grand état de simplicité. La science réelle n’existe donc qu’au moment où le phénomène est exactement défini dans sa nature et rigoureusement déterminé dans le rapport de ses conditions matérielles, c’est-à-dire quand sa loi est connue. Avant cela, il n’y a que du tâtonnement et de l’ empirisme.
VII. - Dans les corps vivants, de même que dans les corps bruts, les phénomènes ont toujours une double condition d’existence
L’examen le plus superficiel de ce qui se passe autour de
nous, nous montre que tous les phénomènes naturels résultent de la réaction des corps les uns sur les autres. Il y a toujours à considérer le corps dans lequel se passe le phénomène, et les circonstances extérieures ou le milieu qui détermine ou sollicite le corps à manifester ses propriétés. La réunion de ces conditions est indispensable pour la manifestation du phénomène. Si l’on supprime le milieu, le phénomène disparaît, de même que si le corps avait été enlevé. Les phénomènes de la vie, aussi bien que les phénomènes des corps bruts, nous présentent cette double condition d’existence. Nous avons d’une part l’ organisme dans lequel s’accomplissent les phénomènes vitaux, et d’autre part le milieu cosmique dans lequel les corps vivants, comme les corps bruts, trouvent les conditions indispensables pour la manifestation de leurs phénomènes. Les conditions de la vie ne sont ni dans l’organisme ni dans le milieu extérieur, mais dans les deux à la fois. En effet, si l’on supprime ou si l’on altère l’organisme, la vie cesse, quoique le milieu reste intact ; si, d’un autre côté, on enlève ou si l’on vicie le milieu, la vie disparaît également, quoique l’organisme n’ait point été détruit.
Les phénomènes nous apparaissent ainsi comme des simples effets de contact ou de relation d’un corps avec son milieu. En effet, si par la pensée nous isolons un corps d’une manière absolue, nous l’anéantissons par cela même, et si nous multiplions au contraire ses rapports avec le milieu extérieur, nous multiplions ses propriétés.
Les phénomènes sont donc des relations de corps déterminées ; nous concevons toujours ces relations comme résultant de forces extérieures à la matière, parce que nous ne pouvons pas les localiser dans un seul corps d’une manière absolue. Pour le physicien, l’attraction universelle n’est qu’une idée abstraite ; la manifestation de cette force exige la présence de deux corps ; s’il n’y a qu’un corps, nous ne concevons plus l’attraction. L’électricité est, par exemple, le résultat de l’action du cuivre et du zinc dans certaines conditions chimiques ; mais si l’on supprime la relation de ces corps, l’électricité étant une abstraction et n’existant pas par elle-même, cesse de se manifester. De même la vie est le résultat du contact de l’organisme et du milieu ; nous ne pouvons pas la comprendre avec l’organisme seul, pas plus qu’avec le milieu seul. C’est donc également une abstraction, c’est-à-dire une force qui nous apparaît comme étant en dehors de la matière.
Mais, quelle que soit la manière dont l’esprit conçoive les forces de la nature, cela ne peut modifier en aucune façon la conduite de l’expérimentateur. Pour lui, le problème se réduit uniquement à déterminer les circonstances matérielles dans lesquelles le phénomène apparaît. Puis, ces conditions étant connues, il peut, en les réalisant ou non, maîtriser le phénomène, c’est-à-dire le faire apparaître ou disparaître suivant sa volonté. C’est ainsi que le physicien et le chimiste exercent leur puissance sur les corps bruts ; c’est ainsi que le physiologiste pourra avoir un empire sur les phénomènes vitaux.
Toutefois les corps vivants paraissent de prime abord se soustraire à l’action de l’expérimentateur. Nous voyons les organismes supérieurs manifester uniformément leurs phénomènes vitaux, malgré la variabilité des circonstances cosmiques ambiantes, et d’un autre côté nous voyons la vie s’éteindre dans un organisme au bout d’un certain temps, sans que nous puissions trouver dans le milieu extérieur les raisons de cette extinction. Mais nous avons déjà dit qu’il y a là une illusion qui est le résultat d’une analyse incomplète et superficielle des conditions des phénomènes vitaux. La science antique n’a pu concevoir que le milieu extérieur ; mais il faut, pour fonder la science biologique expérimentale, concevoir de plus un milieu intérieur. Je crois avoir le premier exprimé clairement cette idée et avoir insisté sur elle pour faire mieux comprendre l’application de l’expérimentation aux êtres vivants. D’un autre côté, le milieu extérieur s’absorbant dans le milieu intérieur, la connaissance de ce dernier nous apprend toutes les influences du premier. Ce n’est qu’en passant dans le milieu intérieur que les influences du milieu extérieur peuvent nous atteindre, d’où il résulte que la connaissance du milieu extérieur ne nous apprend pas les actions qui prennent naissance dans le milieu intérieur et qui lui sont propres. Le milieu cosmique général est commun aux corps vivants et aux corps bruts ; mais le milieu intérieur créé par l’organisme est spécial à chaque être vivant. Or, c’est là le vrai milieu physiologique, c’est celui que le physiologiste et le médecin doivent étudier et connaître, parce que
c'est par son intermédiaire qu’ils pourront agir sur les éléments histologiques qui sont les seuls agents effectifs des phénomènes de la vie. Néanmoins, ces éléments, quoique profondément situés, communiquent avec l’extérieur ; ils vivent toujours dans les conditions du milieu extérieur perfectionnés et régularisés par le jeu de l’organisme. L’organisme n’est qu’une machine vivante construite de telle façon, qu’il y a, d’une part, une communication libre du milieu extérieur avec le milieu intérieur organique, et, d’autre part, qu’il y a des fonctions protectrices des éléments organiques pour mettre les matériaux de la vie en réserve et entretenir sans interruption l’humidité, la chaleur et les autres conditions indispensables à l’activité vitale. La maladie et la mort ne sont qu’une dislocation ou une perturbation de ce mécanisme qui règle l’arrivée des excitants vitaux au contact des éléments organiques. L’atmosphère extérieure viciée, les poisons liquides ou gazeux, n’amènent la mort qu’à la condition que les substances nuisibles soient portées dans le milieu intérieur, en contact avec les éléments organiques. En un mot, les phénomènes vitaux ne sont que les résultats du contact des éléments organiques du corps avec le milieu intérieur physiologique ; c’est là le pivot de toute la médecine expérimentale. En arrivant à connaître quelles sont, dans ce milieu intérieur, les conditions normales et anormales de manifestation de l’activité vitale des éléments organiques, le physiologiste et le médecin se rendront maîtres des phénomènes de la vie ; car, sauf la complexité des conditions, les phénomènes de manifestation vitale sont,
comme les phénomènes physico-chimiques, l’effet d’un contact d’un corps qui agit, et du milieu dans lequel il agit.
En résumé, l’étude de la vie comprend deux choses : 1º étude des propriétés des éléments organisés ; 2º étude du milieu organique, c’est-à-dire étude des conditions que doit remplir ce milieu pour laisser manifester les activités vitales. La physiologie, la pathologie et la thérapeutique, reposent sur cette double connaissance ; hors de là il n’y a pas de science médicale ni de thérapeutique véritablement scientifique et efficace.
VIII. - Dans les sciences biologiques comme dans les sciences physico-chimiques, le déterminisme est possible, parce que, dans les corps vivants comme dans les corps bruts, la matière ne peut avoir aucune spontanéité
Il y a lieu de distinguer dans les organismes vivants complexes trois espèces de corps définis : 1º des corps chimiquement simples ; 2º des principes immédiats organiques et inorganiques ; 3º des éléments anatomiques organisés. Sur les 70 corps simples environ que la chimie connaît aujourd’hui, 16 seulement entrent dans la composition de l’organisme le plus complexe qui est celui de l’homme. Mais ces 16 corps simples sont à l’état de combinaison entre eux, pour constituer les diverses substances liquides, solides ou gazeuses de l’économie ; l’oxygène et l’azote cependant sont simplement dissous dans les liquides organiques et paraissent fonctionner dans l’être vivant sous la forme de corps simple. Les principes immédiats inorganiques (sels terreux,