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TSI (2014) Créhange

De Wicri Informatique
Révision datée du 9 juin 2019 à 20:18 par imported>Jacques Ducloy (Entretien avec Claude Pair et Jean-Pierre Finance)
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Titre
L'Informatique universitaire à Nancy : un demi-siècle de développement
Auteur 
Marion Créhange, Marie-Christine Haton
Marion Créhange et Marie-Christine Haton sont professeures émérites de l’université de Lorraine.
Date d'édition 
2014
En ligne
Sur le site de la société informatique de France

L'Informatique universitaire à Nancy

un demi-siècle de développement


 
 

L'article réédité dans cette page a été publié conjointement dans la revue TSI et dans le bulletin de la Bulletin de la société informatique de France, (numéro 3, mai 2014, pp. 59–74).

L'article original

Marion Créhange et Marie-Christine Haton[NDLR 1]
Quelques précurseurs éclairés avaient pressenti dès les années 1950 l’envol de l’informatique, mais ils n’envisageaient pas cette explosion extraordinaire qui, en peu de temps, a profondément bouleversé la société et dont nous avons eu la chance d’être les actrices dès le début.
Nous présentons ici une histoire de plus d’un demi-siècle, celle de l’informatique universitaire à Nancy, dans une version révisée et augmentée de notre article publié en 2007 dans la revue d’Histoire de la Lorraine, Le Pays Lorrain[1].



C’est grâce à l’intuition et à l’esprit d’entreprise d’un professeur de mécanique rationnelle et d’analyse numérique à la faculté des Sciences, Jean Legras [2], puis à l’intérêt rapidement manifesté par un professeur de mathématiques en classe préparatoire, Claude Pair, que Nancy a été une des pionnières de l’informatique universitaire. L’informatique nancéienne débute en 1957, lorsque Jean Legras pressent le potentiel important de ce qui s’appelle encore « calcul automatique », tant pour son utilité directe que, peut-être, pour son intérêt scientifique. À cette époque, comme l’a souligné plus tard Jean-Pierre Finance, l’informatique a pu être vue comme « une sous-discipline des mathématiques, ou de la logique, ou encore de l’électronique, ou de la gestion, ou encore de la linguistique [3] ».

Depuis ses balbutiements jusqu’à la création du Centre de recherche en informatique de Nancy (CRIN) puis du LORIA, l’histoire de l’informatique universitaire à Nancy illustre sa rapide ascension vers une reconnaissance disciplinaire. Alors que derrière Jean Kuntzmann [4] Grenoble a une longueur d’avance, Nancy, comme Paris, Toulouse et Nantes-Rennes [5] , prend place très tôt dans le paysage de l’informatique universitaire ; s’amorce alors une spirale ascendante des idées, de leur enseignement, de leurs applications, qui s’enrichissent mutuellement.

Des débuts artisanaux... au statut d’institution : de 1957 à 1965

À la rentrée 1957, convaincu de l’intérêt que peuvent présenter les calculateurs, à une époque où le mot Informatique n’existe pas encore, Jean Legras propose à Marion Créhange, alors en fin de licence de mathématiques, d’expérimenter avec lui l’utilisation d’une calculatrice électronique mise à sa disposition par IBM ; il considère que l’expérience est intéressante, même s’il n’est pas certain qu’elle puisse avoir des prolongements.

Cette machine est un IBM 604, pour lequel un programme se matérialise en reliant des trous d’un tableau de connexions par des fils munis de fiches ; ces fils sont nombreux car il faut désigner opérateurs et opérandes. « Un souvenir cuisant est resté gravé dans mes doigts [6] : pour préparer un nouveau programme, il faut commencer par enlever toutes les fiches, coincées par des confettis, en tirant si fort que la fin du démontage nous laisse les doigts en sang ! ».

L’année suivante, Jean Legras ouvre une option Analyse et Calcul Numériques dans le 3e cycle de mathématiques, qui gagnera le qualificatif Pures et appliquées. La première promotion comprend quatre élèves, dont Marion Créhange, également responsable des travaux pratiques de programmation. C’est alors qu’arrive à Nancy un IBM 650, qui permet la naissance de l’Institut Universitaire de Calcul Automatique (IUCA). Le support externe des informations de cette grosse machine à tubes, qui nécessite une réfrigération énorme, est la carte perforée, et la mémoire est un tambour magnétique de 2000 emplacements de 10 chiffres décimaux. Contrairement à l’IBM 604, le programme est enregistré en mémoire comme toute donnée, il peut ainsi être écrit en langage évolué et faire l’objet d’une traduction dans le langage machine du 650. Dans sa thèse de 3e cycle sur la création d’un langage facilitant l’écriture de programmes par des scientifiques non informaticiens, le code de programmation (CDP), Marion Créhange note : « Il faut d’abord indiquer dans les mémoires 1882 et 1883 les limites de la première plage de tambour disponible... Le paquet de cartes comprend le programme de chargement (13 cartes jaunes), le programme en CDP (cartes roses), etc. [7] ». Romantique !

L’activité de la toute petite équipe croît rapidement, les enseignements s’adressant aussi à des doctorants de diverses spécialités ou des professionnels adultes, parmi lesquels un nouvel auditeur qui se révèle doué et que l’on retrouve dans la suite de l’histoire... Claude Pair, professeur de mathématiques spéciales.

Les chercheurs d’autres disciplines commencent aussi à venir avec des demandes, comme se souvient la première assistante : « Deux souvenirs illustrent la difficulté à calibrer les demandes. D’abord, je dois calculer pour une physicienne une famille de formules dépendant d’un ordre n. Après avoir, méfiante, fixé n = 2, elle se risque à demander des ordres croissants, jusqu’à ce que s’impose un changement de méthode, évitable si elle m’avait dit plus tôt ses espoirs réels. Pour un cristallographe, à l’inverse, je passe de nombreux jours à programmer, puis je commence l’exploitation, pour m’apercevoir que le calcul va durer cent jours ! Enfin, une dernière anecdote, souriante. Un physicien vient me voir, paniqué : j’ai un papier à envoyer demain et des calculs essentiels sont faux, pouvez-vous me dépanner ? Après une nuit de travail, je lui annonce le succès : « Mademoiselle, vous êtes une envoyée du paradis ! Il fouille dans sa poche et me tend une poignée de cerises ». Vive le temps des pionniers ! Ce témoignage donne toute sa force aux propos de Jean Legras qui conclut en 1959 la présentation de « son Institut » en ces mots : « L’IUCA permettra aux centres de recherche universitaires et industriels d’améliorer les méthodes de recherche en profitant au mieux de la puissance de synthèse et d’analyse de l’outil mathématique [8] ».

La nouvelle décennie qui s’ouvre voit l’enseignement prendre de l’ampleur : naturellement, comme dans bien d’autres universités françaises, celui-ci est d’abord greffé sur la filière mathématique et a pour objet la programmation, les méthodes numériques et leurs applications. Il s’étend aux écoles d’ingénieurs. Très tôt, Jean Legras établit des contacts universitaires avec des médecins, physiciens et chimistes qui découvrent l’aide que l’outil peut apporter dans la résolution numérique approchée de problèmes d’analyse, de simulation, de statistiques. Il renforce aussi l’ouverture tôt amorcée vers le monde industriel, à travers stages et recherches conjointes et encadre des thèses sur l’analyse numérique et la programmation.

Si les traitements portaient uniquement au début sur des données numériques, l’écriture des compilateurs conduit à traiter des chaînes de caractères, ce qui ouvre vite la voie à d’autres domaines. Une collaboration s’établit avec des linguistes du Centre de Recherche pour un Trésor de la Langue Française (TLF) créé par le recteur Paul Imbs. Ce centre deviendra l’Institut National de la Langue Française (INaLF) puis une composante de l’ATILF.

Après cette période de découverte et d’élargissement rapide des champs d’étude et d’applications ainsi que des publics, la seconde moitié des années 1960 voit le statut de science peu à peu s’imposer pour l’informatique. On retrouve ici le nom de Claude Pair. Nommé attaché de recherche au CNRS en 1963, il organise alors un cours de Théorie des langages. En 1965, il soutient une thèse d’État ès Sciences Mathématiques sur l’Étude de la notion de pile, application à l’analyse syntaxique où il a déjà à l’esprit la structuration des données, la gestion de la mémoire et l’écriture de traducteurs de langages artificiels ou naturels. Cette thèse donne lieu à « la première réalisation informatique des chercheurs nancéiens, un compilateur du langage Algol 60 pour IBM 1620. Un exploit, puisque la machine de développement était située à Metz et accessible seulement certaines nuits. La faiblesse des moyens informatiques, la conscience de la nature profonde des problèmes et leur culture mathématique poussèrent Claude Pair et sa jeune équipe à s’intéresser à la théorie de l’informatique et de la compilation [9] ». Ce noyau de chercheurs enthousiastes veut réaliser un outil mais surtout développer des concepts (structures de données, compilation, modularité, récursivité...), les enrichir en les confrontant à leur réalisation et à leurs usages, et les enseigner.

1965 à 1976 : vers la naissance du CRIN

Dans la présentation du colloque de juin 1988 fêtant le 30e anniversaire de l’informatique nancéienne et les 15 ans de l’association avec le CNRS [10] , Claude Pair s’enthousiasme : « Expérience passionnante : cela n’arrive pas tous les jours d’assister à la naissance d’une science. . . ». Les travaux des équipes nancéiennes sur les aspects logiciels sont reconnus à la fois sur le plan théorique et à travers des applications interdisciplinaires : linguistique, dossiers médicaux, données géologiques... Ainsi, en collaboration avec les informaticiens, le doyen Jean Schneider joue un rôle clé dans la création du CRAL (Centre de recherche et applications linguistiques) en 1966 qui permet des travaux conjoints, comme l’exploitation documentaire de cartulaires du Moyen Âge [11] .

À la multiplication des recherches et des applications répond aussi l’arrivée de matériel, encore rare et dont les choix sont aussi très politiques : ainsi, en 1965 vient s’ajouter à la machine du TLF, dans le « bâtiment des ordinateurs » du campus Lettres, un Gamma 60 de Bull, ordinateur français dans l’esprit du Plan Calcul national. Lancé en 1966, ce dernier prévoyait la création de la CII, compagnie privée mais aidée par l’État, et de l’IRIA, organisme public de recherche. Surtout, l’enseignement de l’informatique ne cesse de se développer et entre dans la maîtrise MAF (mathématiques et applications fondamentales), tandis que le département informatique de l’IUT est fondé par Gilles Tissier en 1967 et la maîtrise d’informatique en 1968. De cette même année 1968, Jean-Claude Derniame, alors assistant à l’IUT, raconte : mai 68 et la création des universités en 1970 ont « dispersé la vingtaine d’enseignants d’alors dans les trois universités, risquant de faire éclater les équipes de recherche en formation. Ce ne fut pas le cas, mais au contraire la source d’une force centripète considérable, avec une volonté de rencontre, de coordination, un séminaire commun [12] », organisé à l’IUT par Claude Pair et qui s’imposa comme un lieu d’échange des avancées de recherche et des expériences tirées de l’enseignement.

L’informatique, maintenant reconnue comme une science, attire des jeunes chercheurs talentueux et plus théoriciens que la génération précédente. Ainsi sont entreprises des études sur les propriétés formelles des langages de programmation et leur impact sur la traduction et les performances. Des chercheurs nancéiens participent au groupe français d’étude du langage Algol 68, animé par Claude Pair. On cherche aussi à échafauder une méthodologie qui rende plus systématique le passage d’un problème à un programme. Les enseignants de l’IUT jouent un rôle central autour de la méthode déductive [13] qui fera école : pour écrire un programme et avant cela un algorithme, on part de la spécification des résultats attendus puis on cherche à en déduire les données par des réécritures progressives utilisant les connaissances explicites sur le problème ; c’est cette succession d’étapes, une fois réordonnées, qui donne l’algorithme cherché. Cette méthode met en valeur l’abstraction dans la démarche de modélisation et de résolution d’un problème.

Parallèlement aux progrès de la recherche se produisent un développement et une diversification de l’enseignement : en particulier, la jeune université Nancy 2 crée en 1970 une UER de mathématiques et informatique sous l’impulsion du doyen Jean Schneider. Des cours portant sur l’informatique de base et ses applications sont donnés à un public divers, surtout universitaire ; on compte surtout des personnes voulant se faire une idée de l’aide que pourrait apporter l’informatique à leur recherche.

Cela a même mené quelques scientifiques d’autres horizons à se reconvertir, comme Noëlle Carbonell, linguiste qui, s’intéressant aux travaux du CRAL, passera de la linguistique à l’informatique et y deviendra professeur. De son côté, Jean Legras sent que la nouvelle machine de l’IUCA, qui accepte le langage Cobol, permet une évolution capitale vers la gestion. Les nouveaux problèmes issus de la linguistique, du traitement des documents, de la gestion conduisent à diversifier les types de données, à progresser dans la modélisation des situations réelles [14]. Dans cette même mouvance, sont créés à Nancy 1 un certificat d’informatique de gestion et à Nancy 2 une maîtrise MIAGe (méthodes informatiques appliquées à la gestion), tandis qu’apparaît aussi une nouvelle formation de 3e e cycle, le DESS d’informatique, en plus du DEA. Ce dernier, né en 1972, entrera plus tard dans la composition du Département de formation doctorale commun aux quatre universités lorraines. Cette même période voit un développement des cours de formation diplômante pour adultes, dont le principal instigateur est l’IUT, en collaboration avec le CUCES (Centre universitaire de coopération économique et sociale), organisme local de formation continue, et le CNAM, Conservatoire national des arts et métiers. L’IUT met également sur pied une formation intensive pour les enseignants du secondaire.

À l’initiative de Claude Pair, l’AFCET (Association française pour la cybernétique économique et technique) organise en 1971 à Alès la première édition de son École d’été d’Informatique où interviennent chaque année des informaticiens nancéiens ; elle connaîtra une longue carrière, son rayonnement et les publics s’étendant à toute la communauté informatique francophone.

Fin 1971, un changement structurel important intervient dans l’informatique nancéienne. Le centre de ressources est séparé des centres de recherche et d’enseignement : l’IUCA devient un service, qui donnera naissance plus tard au CIRIL (Centre interuniversitaire de ressources informatiques de Lorraine), lié par convention au CNRS, gérant un important matériel, y compris celui du TLF. Fait très marquant de ce début des années 1970, le CNRS reconnaît en 1973 l’équipe nancéienne comme équipe de recherche associée ; elle deviendra dès 1976 le laboratoire CRIN associé aussi aux trois universités (70 personnes en 1977). Tous les chercheurs et enseignants-chercheurs de la discipline y effectuent leur recherche, quel que soit leur établissement d’enseignement. Les thèses soutenues montrent une nette progression dans la maturité du domaine, avec l’accent mis sur la généralisation des notions et outils de la compilation et la formalisation de la sémantique des langages de programmation. Sans doute faut-il situer à cette époque la fin de l’ère des pionniers.

Années 1975 : diversification et émergence de thématiques nouvelles

Une manifestation des liens forts avec d’autres disciplines et de l’extension de l’informatique est l’arrivée, décisive, de Jean-Paul Haton, porteur d’une thématique qui deviendra une des dominantes du CRIN. Après avoir travaillé au laboratoire d’électricité et automatique dès 1967 sur la mise en place d’un des très rares systèmes de reconnaissance de mots en temps réel, il y soutient en 1974 une thèse d’État sur l’analyse et la reconnaissance de parole et est remarqué par Claude Pair. Il rejoint alors la communauté informatique et est nommé professeur.

En parallèle, Roger Mohr prépare une thèse en reconnaissance de graphismes et en traitement et interprétation d’images : « Claude Pair m’avait demandé d’étudier les langages de description de formes. L’étude des grammaires et des langages était alors active, suite aux premiers succès enregistrés par leur utilisation, notamment en compilation. Mon travail resta théorique (décidabilité de la reconnaissance, capacité descriptive des langages) et fut sanctionné par une thèse. Aucun programme, quelques algorithmes, des démonstrations, des exemples... L’impulsion nécessaire pour approfondir cette étude fut apportée par Jean-Paul Haton, fraîchement arrivé au laboratoire, qui avait pressenti l’intérêt des méthodes d’analyse syntaxique non canoniques pour la reconnaissance du langage parlé » [15]. La rencontre de deux problématiques, la parole et les images, donne naissance au thème Reconnaissance des formes, qui s’étendra ensuite à l’Intelligence artificielle et à l’Ingénierie des connaissances. Des notions fédératrices se dégagent, comme celles de type abstrait et d’objet [16], mais également des problèmes nouveaux, faisant émerger un continuum entre informatique et mathématiques.

L’éventail des thèmes de recherche s’élargit, avec en particulier : l’informatique théorique et la théorie des langages — Claude Pair est, en 1978, le premier lauréat du prix créé pour l’informatique à l’Académie des sciences — ; les outils et méthodes de développement de logiciels (vue unifiée des étapes du cycle de vie d’un logiciel, spécification, analyse, programmation, exécution et maintenance ; applications temps réel réparties) ; le traitement du signal et la reconnaissance des formes (compréhension et rééducation de la parole ; reconnaissance de graphismes et d’écriture ; traitement et interprétation d’images ; compréhension d’énoncés) ; l’informatique d’organisation (analyse et conception de systèmes d’information) ; l’informatique pour la formation.

Quant au matériel, s’il évolue, il paraît aujourd’hui bien archaïque. MarieChristine Haton évoque la rotation des utilisateurs du MITRA 125 (64 Koctets de mémoire centrale, dont 32 réservés au système) : « Il faut se partager sur réservation les 24 heures de la journée, en dehors de la maintenance et des travaux d’étudiants préparés en différé sur cartes perforées par les pupitreurs... La maintenance, c’est essentiellement le ménage de l’armoire de la machine à l’aide d’un aspirateur positionné en soufflerie. La lecture du livre de bord montre la fréquence des pannes : décalage du ruban de la perforatrice, fichiers inaccessibles, arrêt spontané, atterrissage des têtes de lecture du disque magnétique... Les chercheurs en traitement de la parole utilisent du matériel spécifique, source de problèmes mécaniques ou logiques supplémentaires. Quand le détecteur de mélodie de la voix a trop chaud, le laisser se reposer, note une utilisatrice dont le programme s’arrête sans prévenir ». En 1976 Marion Créhange reçoit en taxe d’apprentissage à l’IUT deux « microordinateurs » IBM qui pèsent. . . plus de trente kilos !

Les années 1980 : maturité du CRIN

Nommé directeur des Lycées, Claude Pair quitte la direction du laboratoire en 1981. Son successeur, Jean-Claude Derniame, souligne à quel point le développement continu du laboratoire a engendré un déséquilibre important : il y a trop peu de chercheurs à temps plein à côté des enseignants-chercheurs, et peu de personnel technique. Il est difficile d’aller au-delà de simples prototypes de faisabilité.

La formation à et par la recherche est assurée par le DEA et le Firtech (Formation des ingénieurs par la recherche dans les technologies) « Informatique, automatique et robotique ». Après le DESS informatique né en 1976, s’ouvre en 1984 le DESS informatique double compétence qui offre en une année un complément informatique de haut niveau à tout scientifique. Grâce à un réseau local Ethernet, qui évoluera vers la fibre optique, et à d’importants achats de matériel, commence une nouvelle ère de la recherche s’appuyant sur des stations de travail et des ordinateurs spécialisés connectés.

Le pôle Reconnaissance des formes prend de l’ampleur, confirme sa stature nationale et internationale et renforce sa composante Intelligence artificielle. Apparaît aussi une équipe qui deviendra une des plus importantes du laboratoire et obtiendra en 1987 la médaille d’argent du CNRS : Eureca (Étude de la réécriture et de ses applications à la transformation de programme et à la déduction automatique), avec Jean-Pierre Jouannaud et Pierre Lescanne notamment. Le thème Informatique et formation étend son activité [17] . Le génie logiciel, le parallélisme, l’analyse sémantique des programmes, l’architecture des ordinateurs, poursuivent leur développement.

Le CRIN prend place dans le développement régional, en particulier en contribuant aux travaux sur le schéma directeur de l’informatique lorraine. Il entretient de nombreuses collaborations, avec notamment Sollac, Pont-à-Mousson S.A., la banque nancéienne SNVB, l’Institut national de l’information scientifique et technique (INIST) qui s’installe à Nancy. Il héberge deux entités nationales : l’Agence nationale du logiciel, et le Groupe de recherche coordonnée Communication parlée, devenu ensuite le GDR-PRC Communication Homme-Machine. Le laboratoire participe à des programmes européens, plusieurs chercheurs séjournent dans des universités américaines prestigieuses, des coopérations s’officialisent avec des universités telles que Stony Brook, Kaiserslautern, CMU, Stanford, MIT, Barcelone, Tunis, Namur... C’est ainsi à plusieurs échelles que le rayonnement de l’informatique nancéienne va croissant.

1984 à 1990 : implantation de l’INRIA-Lorraine et mise en place d’entités nouvelles

L’évolution de la jeune informatique universitaire nancéienne est bien résumée dans un article paru à l’occasion des vingt ans du CRIN : « La synergie entre recherche, enseignement et applications industrielles, complétée par la ferme volonté des informaticiens de rester groupés au sein d’un laboratoire commun aux trois établissements universitaires nancéiens, a permis un développement rapide et régulier du laboratoire. Cette cohésion, associée à une très bonne qualité scientifique, a favorisé l’implantation de la quatrième unité de recherche de l’INRIA [18] ».

Les prémices de cette implantation ont été décrites par Jean-Claude Derniame : « Avril 84, crise de la sidérurgie en Lorraine, violentes manifestations, venue de Laurent Fabius... Jacques-Louis Lions, président de l’INRIA et conseiller scientifique de Laurent Fabius, suggère de « faire quelque chose ». J’étais directeur du CRIN... Nous avions fait une proposition spontanée de venue de l’INRIA à Nancy en 1983... Oh, pas pour résoudre les problèmes des sidérurgistes ! Non, simplement pour contribuer, modestement, à éviter les mêmes problèmes à leurs enfants [19] ». Il monte alors avec Jean-Pierre Finance une proposition pour la recherche et l’enseignement. Il poursuit : « Début mai, la décision de principe était prise [...]. En fait, tout restait à faire ; Claude Pair nous a beaucoup aidés ».

L’INRIA-Lorraine est créé en décembre 1984. Jean-Marie Proth en est le directeur et Jean-Paul Haton le président du comité des projets, chargé de mettre en place les premières équipes communes avec le CRIN. Cette unité est la quatrième de l’Institut, après Rocquencourt, Rennes et Sophia Antipolis. Son installation se fait conjointement avec celle de l’ISIAL (Institut supérieur d’informatique et d’automatique de Lorraine) dans les locaux de la Faculté des Sciences, ce qui entraîne le déplacement de dix-sept laboratoires et ateliers. . . Le Premier ministre Jacques Chirac vient à Nancy pour l’inauguration de ces deux entités. Devant une expérience de segmentation et d’étiquetage de la parole pilotée par Jean-Marie Pierrel, chercheur en reconnaissance de la parole, il dira au microphone : « Tenez-vous bien, Messieurs », phrase instantanément analysée et reconnue.

La vocation de l’ISIAL est de regrouper dans une démarche mutualisée les DESS de toute la filière informatique et électronique des quatre universités lorraines. Ils seront treize en 2003, dont un en mathématiques, et accueilleront, en formation initiale ou continue, près de 300 étudiants par an. Dans le même esprit économique et social, Maryse Quéré crée le CLEO, Centre lorrain d’enseignement par ordinateur, qui conçoit et produit des logiciels pour la formation initiale ou professionnelle : didacticiels, logiciels d’auteur et logiciels d’aide à la gestion de la formation. La mise en image, les interfaces de navigation, les aspects d’évaluation sont soigneusement étudiés. Une expérience originale est menée avec Évelyne Martin autour de la base FRANTEXT (base de données textuelles du français développée à Nancy à l’INaLF) utilisée comme matériau de base pour de nombreux exercices pédagogiques (style, syntaxe, sémantique du français). En janvier 1986, Jean-Pierre Finance succède à Jean-Claude Derniame comme directeur du CRIN, l’INRIA-Lorraine ayant son propre directeur. Un fait marquant de cette époque est la création de l’École supérieure d’informatique et automatique de Lorraine (ESIAL, devenu depuis TELECOM Nancy), grâce à une équipe enthousiaste menée par Pierre Marchand. Cette école prend vite place dans la liste renommée des grandes écoles d’ingénieurs de Lorraine.

En cette fin de décennie, l’informatique est honorée par le choix de John Backus, américain créateur du langage Fortran et d’une notation de la syntaxe des langages de programmation, comme Docteur honoris causa de l’Université de Nancy 1. En 1990, les informaticiens emménagent dans le bâtiment qui vient d’être construit sur le campus Sciences. Des antennes délocalisées existent parallèlement dans divers établissements d’enseignement. Le CRIN compte environ 200 personnes dont près de la moitié appartiennent aux quatre équipes de recherche ayant le label INRIA-Lorraine.

1990 à 1997 : vocation socio-économique et pluridisciplinaire affirmée

Dans le cadre du deuxième contrat de plan État-Région, se forme en 1989 le pôle technologique régional IAEE (informatique, automatique, électronique et électrotechnique), très actif puisque dès 1990 six projets communs sont en route ; il deviendra IAEM avec les mathématiques (avec comme directeurs successifs Jean-Pierre Finance puis Jean-Paul Haton). Cette proximité entre disciplines perdure à travers de nombreuses actions de recherche.

L’année 1994 voit ainsi la création, prévue au contrat de plan État-Région, du Centre Charles Hermite [20] (CCH), Centre lorrain de compétences en modélisation et calcul à hautes performances, doté d’équipements exceptionnels. Ses actions impliquent, outre l’informatique, les laboratoires de mathématiques (Institut Élie Cartan), de modélisation des plasmas, de chimie théorique, de physique du solide, et à Metz en particulier le laboratoire de recherche en informatique et Supelec. Pierre Lescanne, alors directeur du CCH, dit dès 1996 : « La coopération réelle entre opérations va au-delà du partage de calculateurs et elle est la preuve de la réussite d’une véritable interdisciplinarité... ».

En 1994 Jean-Marie Pierrel succède comme directeur du CRIN à Jean-Pierre Finance, élu président de l’Université Henri Poincaré, Nancy 1. Il signe avec le CNRS une charte d’objectifs scientifiques officialisant le développement de trois secteurs pluridisciplinaires : informatique et sciences humaines et sociales [21] , modélisation et calcul à hautes performances, informatique et sciences de la vie et de la santé. On peut donner une image des activités du laboratoire de cette époque en six grands thèmes, qui cohabitent avec des collaborations inter-équipes [22] :

  1. logiques, preuves de programmes, résolution de contraintes et algorithmes,
  2. réseau, parallélisme et distribution,
  3. construction de logiciels,
  4. perception et raisonnement [23],
  5. communication homme-machine,
  6. image, modélisation et simulation.

Il est à noter qu’à l’époque actuelle (2013), après différents modes d’organisation, le laboratoire est maintenant structuré en cinq départements effectuant quasiment le même type de regroupements.

Le CRIN est impliqué dans un nombre toujours croissant de recherches pluridisciplinaires, particulièrement avec des chercheurs en sciences humaines (projets communs avec l’INaLF et l’INIST), en biologie, en médecine (le Pôle européen de santé dans le cadre d’une mission INRIA, le Centre hospitalier régional universitaire, le Centre Alexis Vautrin, devenu Institut de cancérologie de Lorraine).

Des collaborations industrielles antérieures se poursuivent, avec Usinor-Sacilor, ex-Sollac, par exemple. Des actions se développent à l’échelon Grand Est : le réseau de compétence Image et le réseau Cognisciences (vingt-trois équipes de médecins, psychologues, linguistes, informaticiens). De nouveaux projets sont agréés dans des programmes européens, comme la conception de la voiture de l’an 2000, la reconnaissance de documents ou la spécification de programmes. Le club FIP (autour des réseaux industriels), enfanté au CRIN et à l’école d’ingénieurs ENSEM, regroupe cent partenaires industriels et universitaires européens. En 1989, Jean-Laurent Mallet met en place le consortium Gocad dédié à la modélisation géométrique de surfaces naturelles en trois dimensions. Les applications sont diverses et vont se présenter dans la suite des développements sous la forme de plugins du logiciel initial Gocad.

En 2013, 18 entreprises et 131 universités appartiennent au consortium, dont une équipe-projet du LORIA-INRIA.

Le développement de l’Internet, qui rend quotidiens les échanges d’idées entre équipes et entre laboratoires, permet de mieux diffuser les travaux nancéiens, de recruter des chercheurs et enseignants étrangers. L’équipe de Paul Zimmermann contribue dès cette époque, à l’aide de 300 micro-ordinateurs interconnectés, au décryptage de la clé utilisée pour sécuriser les transactions sur les sites marchands et financiers de l’Internet. L’évolution est également notable pour le CIRIL : créé pour répondre aux besoins de calcul et d’assistance technique, sous la direction de François Schwaab, il voit ses missions évoluer, donnant à Nancy et à la Lorraine une position forte grâce au réseau régional Lothaire pour la technologie, l’enseignement et la recherche ; ce dernier est une composante du réseau national Renater, avec les deux plaques métropolitaines StanNet à Nancy et AmpereNet à Metz.

1997... : l’ère du LORIA

L’évolution thématique et structurelle du CRIN donne naissance en 1997 au LORIA (Laboratoire lorrain de recherche en informatique et ses applications), unité mixte de recherche associant le CNRS, l’INRIA et les trois universités de Nancy, sous la direction de Michel Cosnard, également directeur de l’INRIA-Lorraine.

La création du LORIA ouvre une ère nouvelle où chercheurs et enseignantschercheurs, tout en maintenant l’esprit communautaire du CRIN, satisfont aux impératifs de fonctionnement par projets et visent à améliorer la visibilité de leurs travaux vers le monde scientifique et le monde économique.

De nouveaux axes se renforcent ou apparaissent [24] : bioinformatique, grille et calcul distribué, sécurité informatique et théorie des virus, fouille de données, qualité de service des systèmes d’informatique embarquée... Cette époque est aussi celle de la diversification des actions de nature industrielle ou médicale. Et comme les avancées scientifiques ont des effets considérables dans l’informatisation de la société, les informaticiens nancéiens s’impliquent dans les structures où sont débattues les questions d’infoéthique.

La dynamique nancéienne ne s’est pas arrêtée avec l’arrivée du nouveau millénaire, là où se termine notre récit. Bien au contraire, comme nous l’avons vu en progressant dans le temps, le cycle d’enrichissement mutuel entre résultats de la recherche, avancées technologiques et informatisation de la société subit une accélération impressionnante. En cinquante ans de recherche et d’enseignement, Nancy y aura largement contribué et continue de le faire.


Nous avons tenu à compléter notre propos par des entretiens avec deux témoins majeurs, Claude Pair et Jean-Pierre Finance. Leur regard sur ce demi-siècle de vie de l’informatique universitaire à Nancy et leur projection vers le futur sont particulièrement éclairants.

Notes

  1. Le Pays Lorrain, septembre 2007, pp. 167–172, et décembre 2007, pp. 253–258.
  2. Le Pays Lorrain, hors série « Les Universités de Nancy », mai 2003. En particulier : A. Renaud, « Du rayonnement des mathématiques lorraines : J. Legras et l’aventure informatique », pp. 48–52 ; R. Martin, « Le Trésor de la langue française », pp. 65–68.
  3. J.-P. Finance, « Histoire de la recherche en informatique à Nancy », Le Pays lorrain, 1990, pp. 257–266.
  4. Sixième Colloque sur l’Histoire de l’informatique et des Réseaux, Grenoble (2002), voir http: //www.aconit.org/histoire/colloques/.
  5. J. André (Irisa/Inria-Rennes), « Préhistoire de l’informatique à l’université de Rennes, Des origines au Général de Gaulle », Actes du Septième Colloque sur l’Histoire de l’informatique et des Transmissions, 2004. http://www.aconit.org/histoire/colloques/.
  6. M. Créhange, « Au temps des pionniers », A tout CRIN no 55, mai 1990, revue interne CRIN.
  7. M. Créhange, « Code de programmation », Cahier no 1 du groupement des utilisateurs scientifiques des ordinateurs IBM 650, octobre 1960.
  8. J. Legras, « Institut Universitaire de Calcul automatique de Nancy », Revue de l’Enseignement Supérieur no 2, 1959, pp. 154–157.
  9. P. Lescanne, « La science informatique en Lorraine », http://perso.ens-lyon.fr/pierre. lescanne/PUBLICATIONS/histoire_lorraine.txt.
  10. A Tout CRIN no 51, juin 1988 (colloque du 30e anniversaire de l’informatique nancéienne), revue interne CRIN. Et : C. Pair, « A tout CRIN : histoire d’un laboratoire », Colloque sur l’Histoire de l’Informatique en France, Grenoble, 1988, vol. 2, pp. 311–324.
  11. L. Fossier, M. Créhange, « Un essai de traitement sur ordinateur des documents diplomatiques du Moyen Âge », Les Annales, no 1, janvier/février 1970, pp. 249–284.
  12. A tout CRIN no 58, septembre 1993 (les 20 ans du CRIN), revue interne CRIN.
  13. A. DUCRIN (M. Quéré, J.P. Finance, C. Pair, M. Créhange, J. Souquières, N. Hertschuh, J. Guyard). Programmation : du problème à l’algorithme, de l’algorithme au programme, Dunod, 1984.
  14. C. Rolland, O. Foucaut, G. Benci. Conception des systèmes d’information : la méthode REMORA, Eyrolles, 1988.
  15. R. Mohr, « Histoire de la vision au CRIN », A tout CRIN no 58, septembre 1993 (les 20 ans du CRIN).
  16. G. Masini, D. Colnet, D. Léonard, K. Tombre, A. Napoli. Les langages à objets, InterEditions, 1990.
  17. M. Quéré, M. Grandbastien, M.-C. Haton et coll. Systèmes experts et enseignement assisté par ordinateur, Ophrys, 1991.
  18. Transversales, revue de l’université de Nancy 1, dossier « L’Informatique universitaire à Nancy », no 1, octobre 1993.
  19. J.-C. Derniame, CRIN Inforum, numéro 27, mai 1996, revue interne.
  20. Site http://cch.loria.fr/framev.html.
  21. M. Créhange, « Apports réciproques entre informatique et sciences humaines », Académie de Stanislas, juin 2005.
  22. CRIN - Rapport d’activité scientifique 1994-95.
  23. J.-P. Haton et coll. Le raisonnement en intelligence artificielle, InterEditions, 1991.
  24. Voir le site http://www.loria.fr/le-loria-1/rapport-dactivite

Entretien avec Claude Pair et Jean-Pierre Finance

Entretien de Marion Créhange et Marie-Christine Haton avec


CLAUDE PAIR Créateur et premier directeur du CRIN, un des pionniers de l’informatique universitaire française et JEAN-PIERRE FINANCE Ancien directeur du CRIN, président honoraire de l’université Henri Poincaré, Nancy

Pourquoi, selon vous, l’informatique s’est-elle implantée si tôt à l’université de Nancy ?

Claude Pair : Je vois deux facteurs favorables : l’existence d’anciennes formations universitaires d’ingénieurs, comme à Grenoble et Toulouse qui avaient ouvert le chemin de l’informatique ; mais aussi la puissance des mathématiques pures à travers le groupe Bourbaki dont Nancy était la capitale. Les premiers scientifiques qui viennent à l’informatique sont alors des mathématiciens. Ils tiennent à la rigueur scientifique, mais aussi à sortir de la pure théorie pour être utiles, à la société, aux étudiants, aux chercheurs de toute discipline : cette volonté de service se concrétise à travers un centre de calcul et ses activités en analyse numérique. Personnellement, j’arrive en 1963, après avoir quitté un poste de professeur de taupe. L’analyse numérique ne me tente guère. Mais Jean Legras rentre un jour d’une rencontre à Grenoble, enthousiasmé par Algol 60. Le centre de calcul reçoit d’ailleurs la revue Communications of the ACM où l’on parle de ce langage, dont la définition révisée vient d’être publiée, et de sa compilation. Cela me conduit à réfléchir à la notion de pile, avec pour application l’analyse syntaxique : ce sera le sujet de ma thèse d’État soutenue en décembre 1965. Algol nourrit les premières années du séminaire d’informatique que je crée pour quelques jeunes chercheurs peu 1024 – Bulletin de la société informatique de France – numéro 3, mai 2014


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MARION CRÉHANGE ET MARIE-CHRISTINE HATON

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après mon arrivée. Nous décidons de construire un compilateur de ce langage où la récursivité joue un rôle fondamental, tant dans la définition de sa syntaxe que dans la sémantique de ses procédures. Il faut travailler à l’extérieur car le matériel dont nous disposons est très insuffisant, ce qui nous pousse vers la théorie. Dans cette discipline neuve, enseignement et recherche sont très liés. Les postes ouverts à l’IUT en 1967 permettent d’étoffer l’équipe. La maîtrise d’informatique est créée en 1968 à la faculté des sciences et une UER de Mathématiques et Informatique dès la naissance de l’université littéraire et juridique Nancy 2 en 1970. Des enseignements se développent dans les écoles de l’Institut national polytechnique. Nous tenons à ce que le découpage universitaire ne conduise pas à la dispersion de notre petit noyau ; cette cohésion reste aujourd’hui une force de l’informatique nancéienne. Encore faut-il prendre place dans le paysage national. Nous y sommes aidés par des collègues de Grenoble qui me suggèrent de prendre la responsabilité du groupe français Algol au moment où naît Algol 68, un langage qui, s’il ne sera guère utilisé, marque la recherche informatique et, pour nous, permet de premiers contacts internationaux. En 1971, je prends l’initiative de créer l’École d’été francophone d’informatique, placée sous l’égide de l’AFCET, association qui aide beaucoup à constituer une communauté nationale et à tisser des liens internationaux. La même année, nous sommes choisis pour abriter l’un des quatre centres de formation de professeurs de lycée. L’IRIA s’intéresse à nos travaux. Et en 1973 notre CRIN (Centre de Recherche en Informatique de Nancy) est associé au CNRS. Jean-Pierre Finance : Je pense que plusieurs facteurs ont favorisé le développement de l’informatique universitaire à Nancy : – sans aucun doute une place particulière reconnue des mathématiques avec le célèbre Nicolas Bourbaki qui donnait une culture ambiante de la « formalisation », – l’essor du Trésor de la Langue Française et l’arrivée d’un premier ordinateur dédié (Bull Gamma 60) qui ont été à l’origine de la création d’un des premiers centres de calcul français, – une volonté de coupler fortement recherche et formation, avec l’apparition très précoce d’un DEA d’informatique, d’une option informatique en maîtrise de math, mais aussi des premières introductions expérimentales de l’informatique dans l’enseignement primaire et secondaire, – enfin, et ce qui a été évidemment le plus important, le facteur humain, avec l’implication de Jean Legras au travers des méthodes numériques et de Claude Pair qui a su ouvrir l’horizon universitaire en pressentant très tôt que venait de naître un nouveau domaine scientifique ne se réduisant ni à l’électronique, ni à la physique, 1024 – Bulletin de la société informatique de France – numéro 3, mai 2014


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L’INFORMATIQUE UNIVERSITAIRE À NANCY

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ni aux mathématiques, ni à la linguistique.. Cette vision et ces perspectives ont permis de créer très vite une pépinière de jeunes universitaires qui ont fait le CRIN et l’informatique nancéienne. Quelles leçons tirez-vous de ce demi-siècle d’histoire ? Claude Pair : D’abord l’importance de la symbiose entre recherche, enseignement, relations extérieures, universitaires ou non. Je me souviens de notre ambition : permettre d’économiser le temps et les efforts humains, afin de laisser place à davantage de réflexion et de liberté. Aujourd’hui, l’informatique a bien transformé l’activité humaine, démentant ce que me disait un éminent bourbakiste : « vous avez tort de vous intéresser à cette nouvelle mode, car les choses anciennes le resteront alors que les nouvelles ne le resteront pas. » Moi-même, j’utilise l’informatique domestique, par exemple pour accéder à des documents en ligne dans le cadre de recherches généalogiques, ou organiser l’accès des bénéficiaires à une épicerie solidaire. Mais je dois constater que l’ordinateur occupe une grande part du temps de nos contemporains, en les asservissant souvent à l’immédiat, plus qu’à la réflexion, à un véritable esprit critique et même aux contacts avec les proches. Il y a là un défi pour la formation qui est loin d’être relevé. Jean-Pierre Finance : – De l’importance de la liberté académique. Je ne suis pas certain que l’histoire se répète. Plus précisément la formidable chance que nous avons eue était de pouvoir nous engager dans un domaine nouveau, mal compris et sous-estimé par le monde universitaire. . . qui n’a donc pas pu en bloquer l’essor. De plus le caractère encore très inorganisé de cette communauté laissait de larges espaces de liberté à toute activité de recherche ou de formation. Si cette histoire peut être utile pour les générations futures, il faut que ce soit en montrant l’importance des espaces de liberté tant en matière de thématiques scientifiques qu’en termes d’initiatives pédagogiques. Ceci s’applique aux différents niveaux hiérarchiques : directions de composantes et de laboratoires, direction d’université, ministère en charge de l’enseignement supérieur et de la recherche. Ces remarques valent aussi pour les organismes de recherche ; le CNRS a joué pour nous un rôle majeur au travers de la création d’un département SPI, révolutionnaire pour l’époque. – Transcender les frontières et les classifications. Beaucoup s’accordent à reconnaître que l’évolution quasi-exponentielle des connaissances scientifiques est due, en grande partie, aux croisement des savoirs ; de même chacun sait que la frontière entre Science, Technologie et Innovation socio-économique est de plus en plus ténue. L’informatique s’est créée sur un socle pluridisciplinaire et est devenue un domaine spécifique, elle s’est appuyée sur des découvertes scientifiques en électronique, en physique et en mathématiques


combinées avec l’émergence de nouvelles technologies. Cette histoire interpelle directement l’Université quant au contenu des cursus de formation et aux politiques de recherche.



Voir aussi

Notes de la rédaction
  1. Le bulletin de la société informatique de France insère ici une note sur le contexte de publication de l'article