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Empreinte militaire en Lorraine (01-2008) Francis Grandhomme

De Wicri Lorraine
En quête de reconnaissance. L'inauguration du cimetière national des prisonniers de la Grande Guerre à Sarrebourg le 12 septembre 1926.


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Auteur : Francis Grandhomme







« Les martyrs de la cause nationale dorment de leur dernier sommeil sur la route de Verdun », telles sont les paroles par lesquelles Louis Marin, ministre des Pensions, inaugure le Cimetière national des prisonniers de la Grande Guerre le 12 septembre 1926[2]. Celui-ci, en fait situé en Moselle, à Sarrebourg, vient d'y être édifié en bordure de la rue qui commémore les épreuves victorieuses de la cité meusienne. Sur plus de 8,3 millions de mobilisés, la France a compté environ 537 000 prisonniers et disparus, dont seuls 477 800 sont rentrés. Parmi les autres, environ 39 388 sont morts en captivité, dont 18 322 dans près de 200 camps disséminés dans toute l'Allemagne, où on compte également des otages civils. C'est une partie de tous ces morts, plus de 13 300, qui reposent désormais à Sarrebourg. Comme le souligne le commandant Sauvain, vice-président local du Souvenir Français, « dans cette immense nécropole funèbre (…) les morts (sont) plus nombreux que les habitants de la ville » (6 500 personnes, dont 660 militaires)[3].

Parmi les innombrables commémorations patriotiques qui se succèdent entre les deux guerres, l'inauguration du Cimetière national de Sarrebourg ne revêt certes aucun caractère original dans sa nature profonde, celle d'une manifestation en hommage aux anciens combattants. Ce qui la distingue, c'est son objet très particulier, même unique, puisqu'il s'agit du seul cimetière en son genre.

UNE CÉRÉMONIE COLLECTIVE SOUS LE PATRONAGE DU GOUVERNEMENT

La commémoration de la Grande Guerre donne lieu en effet à de multiples liturgies funéraires, notamment le 11 novembre, rapidement soumis au cérémonial de la minute de silence, au dépôt de couronnes, aux discours, etc. Dans certaines régions de tradition chrétienne plus marquée, la manifestation prend souvent aussi une tournure plus sacrée, mêlant cérémonies civique et religieuse[4]. Ainsi, lors de l'inauguration du Cimetière national des prisonniers de Sarrebourg, le déroulement de la journée associe offices religieux et cortège de l'Hôtel de Ville à la nécropole, où alternent recueillement et discours officiels. C'est la célébration religieuse qui ouvre les manifestations[5]. Tandis que la veille a eu lieu une cérémonie à la synagogue, où le rabbin Lévy a rendu hommage aux morts en captivité, le matin même du 12 septembre Lorain, chef de cabinet du ministre, assiste à un office au temple protestant, où le pasteur Roll glorifie « les héros de la France ». Quant à Marin, arrivé la veille par le train de Nancy, il se rend en fin de matinée à l'église catholique Saint-Barthélemy, accompagné de nombreux représentants des autorités, d'élus locaux, de personnalités nationales et régionales du monde associatif. Les officiels prennent place dans le chœur tandis que les délégations avec leurs drapeaux se rangent de part et d'autre de l'autel. Dans l'avant-chœur a été dressé un catafalque, entouré de fleurs et de couronnes ceintes d'un large ruban tricolore. L'archiprêtre Dupont, chanoine honoraire, assigné à résidence par les Allemands pendant la guerre à Saint-Wendel, puis à Sarrelouis, célèbre la messe. Son sermon prend les accents d'un « vibrant patriotisme ».

Après le déjeuner, les cérémonies officielles reprennent à l'Hôtel de Ville, devant lequel se sont massées les sociétés patriotiques civiles, militaires et sportives avec drapeaux. La musique municipale exécute La Marseillaise, tandis qu'une section du 7e bataillon de chasseurs mitrailleurs rend les honneurs. Le maire prononce un discours d'accueil. Puis le ministre visite les cimetières communal et militaire, situés au sud de la ville. Pendant ce temps le cortège, drapeaux claquant au vent, s'est dirigé vers le Cimetière national en remontant la rue de Verdun, située au nord-ouest. Les personnalités prennent place dans une tribune qui a été aménagée au fond du cimetière. Une foule nombreuse et recueillie assiste alors à une série de discours, prononcés notamment par Joseph Piffert, maire de Sarrebourg ; par Volvey, délégué des Anciens prisonniers de guerre ; par Albert Conan, secrétaire général des Aveugles de guerre, qui lit son texte en Braille ; et enfin par Louis Marin. Le Groupement des Anciens prisonniers de guerre du Bas-Rhin dépose ensuite une palme en bronze avec l'inscription « À nos camarades morts pour la France en captivité », tandis que ceux de Colmar, Metz et Nancy offrent des gerbes.

La cérémonie terminée, les sociétés patriotiques retournent au centre de Sarrebourg, place Wilson, pour déposer une couronne au pied du monument aux morts de la ville. Le ministre, accompagné du capitaine Georgescu, attaché militaire à la légation de Roumanie à Paris, se rend ensuite à Dieuze, Cutting et Riche pour un hommage aux victimes de la Grande Guerre et notamment aux prisonniers roumains morts en captivité en Lorraine. Après avoir offert le banquet donné en soirée à Sarrebourg, il reprend la route de Paris.

UNE MOBILISATION CIVIQUE ET PATRIOTIQUE

Pour assurer la réussite de la journée, un comité organisateur avait été créé par la municipalité dès le 4 août 1926. Composé du maire et de plusieurs adjoints, il s'est chargé notamment de la mise en place d'un service d'ordre. De son côté, le Souvenir Français a travaillé, bêche à la main, à mettre le cimetière en état et à l'orner ; et a mobilisé les jeunes filles de Sarrebourg pour la vente de cartes du cimetière au profit des œuvres de bienfaisance[9]. Un vibrant appel du maire, diffusé entre autres par voie de presse, a invité la population à participer en masse avec toute la ferveur requise à la cérémonie : « Montons tous en rangs serrés au Cimetière national. »[10] Les Dernières Nouvelles de Strasbourg ont quant à elles relayé un appel du Groupement des anciens prisonniers de guerre du Bas-Rhin et du Souvenir Français en vue d'une souscription destinée à fleurir les tombes[11].

UN ESPACE AMÉNAGÉ ET RÉFLÉCHI

Seuls deux petits ossuaires ont été installés au cimetière, qui recueillent au total les restes d'une centaine d'inconnus. Même si quelques autres prisonniers non identifiés ont été enterrés dans des sépultures individuelles, à Sarrebourg « presque toutes les tombes portent des noms ». Cela tient aux circonstances de leur mort dans un environnement plus organisé souvent que sur le front, où du côté français les victimes ont d'abord été la plupart du temps regroupées dans des fosses communes, ce qui a rendu par la suite les identifications plus difficiles (en décembre 1915 une loi a prescrit d'accorder une préférence aux tombes individuelles). Du côté allemand, au contraire, cette règle a été mise en pratique dès le début du conflit, y compris pour les prisonniers morts en captivité[12]. Mais il n'a jamais été question de créer un cimetière pour les Alsaciens-Lorrains morts en captivité alliée !

L'agencement du cimetière répond aux règles de sépulture en vigueur à l'époque, sans que l'on se soit conformé à un cadre défini à l'avance (ce n'est que le 24 février 1927 qu'une circulaire de la Commission nationale des sépultures militaires impose un type d'architecture précis)[14]. À Sarrebourg les travaux sont confiés à l'état-civil militaire, dirigé par le lieutenant Borel[15]. À l'été de 1926 la nécropole regroupe 13 314 corps identifiés et soixante-dix inconnus sur 5,4 hectares. Ils ont été enterrés sans tenir compte de leur grade, mais selon leur ordre d'arrivée, l'égalité devant la mort étant ainsi respectée et même soulignée[16] Certaines tombes peuvent tout de même se distinguer, comme le relève le commandant Sauvain quelques semaines après la cérémonie d'inauguration :

« Devant la tombe 11 262 Inconnu français, une couronne : « À notre cher fils ». Émouvant hommage d'une famille dont l'enfant a disparu ».

« Plus loin encore, c'est le tertre d'un pauvre prêtre, victime de la barbarie. Et plus loin encore, les larmes coulent des yeux, quand, devant la tombe 9 267 : Warin Augustine. Civil (« civil » et non « civile », ceux qui ont fait les inscriptions n'ayant pas prévu les femmes), on lit ceci : « À ma fille, à ma mère. »[17]

La nécropole est structurée par une allée sablée, large de neuf mètres, qui la coupe en son centre. De part et d'autre, les milliers de sépultures sont alignées à perte de vue, écrasante majorité de croix blanches, mais aussi de stèles de tirailleurs nord-africains ou sénégalais, ainsi que d'Indochinois. Des allées transversales et longitudinales individualisent des rangées de neuf plots avec chacune quinze corps. L'allée centrale s'ouvre dès la porte du cimetière, où quelques semaines après l'inauguration a été installée, par le régiment de génie de Sarrebourg, une entrée monumentale[18]. Un an et demi plus tard, en juin 1928, sur un espace de forme carrée situé au fond du champ du repos, prend place une sculpture monumentale, intitulée Pro Patria, représentant un prisonnier vaincu sous la forme symbolique, selon la formule d'Annette Becker, d'« un guerrier nu désespéré ».

« L'homme (est) entièrement dépouillé de vêtements, affalé à genoux, visage vers le ciel, lequel il semble prendre à témoin de ses souffrances. Sa main droite enserre la poignée du glaive brisé, symbole du vaincu en captivité. »[19]

Sculpté dans le granit, ce monument, œuvre de l'artiste Freddy Stoll, a été originellement réalisé en Allemagne, d'où il fut alors transféré.

LA NÉCROPOLE DES « SOLDATS SANS ARMES »[21]

Ce monument est toutefois bien français, réalisé par Stoll alors prisonnier de guerre outre-Rhin, ce qui légitime au plus haut point son choix, destiné à donner toute sa dimension au Cimetière national de Sarrebourg. Freddy Stoll est un personnage assez peu ordinaire, mais finalement bien représentatif du drame de ses camarades, dont le comportement n'a rien du vaincu. Le romancier Robert d'Harcourt, un de ses compagnons d'infortune au camp de prisonniers de Lechfeld, en Bavière, le décrit ainsi dans ses Souvenirs de captivité et d'évasions, plein d'admiration et de respect pour « sa jeunesse d'énergie » alliée à une grande vigueur physique, alors que « sergent aux cheveux d'argent » il atteignait presque la cinquantaine.

« Stoll, Suisse d'origine, naturalisé Français en 1907, sculpteur de talent, était parti en 1914 enthousiaste dans les premiers jours de la mobilisation pour défendre sa patrie d'élection. À la bataille de la Marne, il était tombé blessé entre les mains des ennemis. »[23]

D'abord détenu au camp de Grafenwöhr en Bavière, c'est là qu'il a sculpté le monument qui fut ensuite transféré à Sarrebourg. Destiné à honorer la mémoire des captifs décédés, celui-ci a été élevé grâce à une souscription des prisonniers militaires et otages civils qui se sont cotisés dans le camp. Stoll, ensuite transféré au camp de Lechfeld, s'en est échappé, revêtu d'un uniforme de sous-officier allemand et a pu gagner la Suisse[25]. Un certain nombre parmi les prisonniers de guerre enterrés à Sarrebourg ont en revanche dû trouver la mort dans des tentatives d'évasion.

Plus ordinairement, les prisonniers rapatriés au Cimetière national sont décédés dans les camps en Allemagne du fait d'une mortalité assez grande, entre 3,2 et 6,4% selon les estimations d'Odon Abbal[26]. Annette Becker parle d'un « lent assassinat » et dresse une chronologie de l'emprisonnement où privation de liberté, travail, épidémies, blessures mal soignées, accidents du travail, faim dans des pays soumis à un blocus de plus en plus strict (dont ont à souffrir les nationaux, à plus forte raison les ennemis captifs), finissent par désespérer les prisonniers, les consumer à petit feu, les pousser à s'évader en s'exposant aux plus grands risques, bref à les arracher à la vie[27].

Certes, un grand nombre de militaires relevés avec des blessures graves sur le champ de bataille n'aurait pas échappé à la mort s'ils avaient eu la chance d'être soignés dans des hôpitaux français, mais d'autres auraient pu être sauvés dans une situation plus favorable. La maladie sévit à l'évidence plus lourdement parmi les organismes confinés à l'intérieur des camps dans des conditions sanitaires médiocres, souvent déplorables. Les arrêts de rigueur ne sont pas toujours excessifs, assez naturels d'ailleurs en cas d'évasions manquées. La faim n'est pas non plus habituellement une cause déterminante ni les privations, du moins lorsque des paquets venus de France arrivent, car la solidarité entre prisonniers n'est pas un vain mot. Mais il existe des camps de représailles, disciplinaires, comme celui de Lechfeld, où Harcourt et ses compagnons sont soumis à une entreprise savamment, vicieusement, conduite, destinée à les affamer pour les punir d'avoir refusé tout travail et les forcer à capituler.

Plus rare mais d'une gravité extrême est le traitement infligé au mépris du droit des gens comme du sentiment d'humanité élémentaire à ces prisonniers que le même Robert d'Harcourt voit arriver un jour au camp de Hammelbourg : « Des squelettes articulés, des fantômes ambulants ». « Ces hommes (…) marchaient mais ils étaient morts ; au-dessus de chaque capote bleue il y avait une tête de mort. (…) Voilà ce que l'Allemagne avait fait de soldats français » (quatre-vingts hommes environ, du 20e d'infanterie). Faits prisonniers trois mois plus tôt, « les Boches les avaient tout de suite destinés aux représailles », employés derrière le front à charrier des munitions et « nourris » d'un quart de décoction de glands et d'une soupe de rutabaga par jour, avec défense stricte aux soldats allemands de leur donner le moindre supplément. Ceux qui ne sont pas morts sous les obus ou d'épuisement, devenus inutilisables « on les expédiait moribonds dans un camp », pour achever de les « claquer », au lieu de les diriger sur un lazaret, où quelques-uns risquaient d'en réchapper. La mise en scène telle qu'Harcourt l'a rapportée a certes quelque chose de littéraire, en vue de souligner le trait : n'empêche que dans la seule semaine qui suivit « quatorze de ces malheureux moururent d'épuisement »[28]. De toute façon le prisonnier est à la merci d'une brute ordinaire sans conscience ou haineuse, ce qui n'est pas rare, comme l'ignoble infirmier Schlauch qui à l'hôpital Saint-Clément de Metz frappe sauvagement un agonisant[29].

Comme le rappelle très clairement Jean Nouzille, le cas des prisonniers de guerre a pourtant fait l'objet de dispositions lors des Conventions de La Haye. La Convention IV, signée le 18 octobre 1907, garantit leur sort. Étant considérés comme « du pouvoir du gouvernement ennemi et non des individus, ou des corps qui les ont capturés », les prisonniers doivent être traités par les belligérants « avec humanité ». Ceux-ci sont autorisés à les employer à des travaux rémunérés, sauf les officiers et à l'exclusion de tâches en rapport avec les opérations de guerre. Les prisonniers peuvent garder leurs biens, recevoir dons et colis, être visités par des sociétés de secours humanitaires, exercer leur liberté de culte. La France, contrairement à l'Allemagne, n'a cependant pas ratifié ce traité ! Pourtant, comme le montrent les rapports des émissaires espagnols, chargés de représenter les intérêts de la France, ou ceux de la Croix-Rouge, l'Allemagne traite apparemment moins bien ses prisonniers. Finalement une sorte de règle de réciprocité s'établit par crainte des représailles, si bien que les dispositions de La Haye sur les prisonniers sont parmi les moins systématiquement violées, malgré la disproportion entre le grand nombre de prisonniers français en Allemagne (330 000 au 1er juin 1916) et les captifs allemands en France (46 000). Toutefois la mort rythme effectivement le temps des prisonniers[30].

SARREBOURG, LIEU DE RASSEMBLEMENT DES « NÉCROPOLES EN EXIL »

Robert d'Harcourt évoque le cimetière du camp d'Hammelbourg, où il a obtenu avec quelques camarades la permission de se rendre le 2 novembre 1915 pour prier sur la tombe des Français morts au camp, une vingtaine à cette date, avec l'espoir vain de condamnés qui ont lutté pour tenir jusqu'au moment de retourner en France :

« Oh ! Le mélancolique petit enclos, avec quelques tombes (…), ses grands arbres frissonnants et ses pauvres croix de bois noir où le nom du défunt et le numéro de son régiment se détachent en lettres blanches. »[32]

À Weiler près de Wissembourg, en terre alsacienne alors allemande, un grand nombre de prisonniers russes reposent aux côtés des Français, mais ceux-ci ont surtout des patronymes arabes des régiments nord-africains[33]. À Wurzbourg, Odon Abbal relève dans L'Intermède, le journal des prisonniers du camp, une vraie préoccupation du culte des morts et la volonté d'édifier un monument commémoratif, dont la statuaire et la symbolique annoncent déjà les monuments aux morts de France. Partout sans doute les prisonniers ont eu ce même souci ; et, quand c'est possible, le concevoir, le mettre en place, l'inaugurer est une grande affaire. Ces cimetières, leurs monuments deviennent sacrés, ils sont entretenus avec ferveur et des cérémonies pieuses et patriotiques s'y déroulent, notamment au début de novembre, comme une sorte de continuation du combat pour la Patrie.

Ces morts, on ne saurait les abandonner après l'armistice et le retour à la paix. Nombreux sont alors les prisonniers survivants à avoir fait un serment à leurs camarades mourants, comme le rappelle dans son discours du 12 septembre 1926 le maire Piffert :

« Quand (les captifs) ont senti leur fin approcher, ils avaient tous un dernier vœu : reposer dans la terre natale, près de leur famille, dans le pays que leur sacrifice contribua à sauver de la domination étrangère »[34].

La construction du Cimetière national de Sarrebourg représente donc la réalisation concrète de cette exigence.

UNE MÉMOIRE DIFFICILE À IMPOSER

Pourtant le retour vers la France est tardif, comme le montre la date d'inauguration de la nécropole, huit longues années après la fin du conflit. C'est que l'exigence d'un retour officiel avec les honneurs militaires d'un cimetière national a eu du mal à s'imposer. Tout d'abord, des causes matérielles rendent difficiles des transferts massifs de corps à court terme. En France même, le rapatriement des cendres des cimetières du front vers les tombes familiales - qu'un grand nombre de proches exige -, n'est légalement organisé qu'avec la loi du 28 septembre 1920. Ce texte ne fait cependant pas disparaître les difficultés de l'exhumation, liées à l'ampleur et au coût des démarches et des recherches à entreprendre. Bien évidemment, dans le cas des prisonniers de guerre, les problèmes sont étendus à la dimension de l'Europe et dans le cas du Cimetière national de Sarrebourg à celle de l'Empire allemand, qui a en partie éclaté. Cela suppose des enquêtes dans les nouvelles républiques d'Allemagne et de Pologne et dans les États baltes. Du reste, la question de l'enlèvement des corps des prisonniers décédés en captivité ne semble pas une priorité au lendemain de l'Armistice. La relation publiée en 1920 par le général Dupont, chargé en novembre 1918 du rapatriement des prisonniers de guerre (une mission qui a duré quatorze mois au lieu des six semaines prévues), ne comporte pas une seule ligne à propos du sort des dépouilles des captifs [35]. Qui plus est, aucune mesure à cet égard n'a été prise officiellement à ce moment, si tant est que les autorités se soient préoccupées de la question, ce qui tend à laisser croire que les prisonniers n'ont pas mérité de la Patrie au même titre que les autres combattants. En 1918, Eugène Louis Blanchet, ancien captif, regrette :

« En reprenant contact avec la vie française après plus de trois ans de captivité et d'internement, nous sommes douloureusement impressionnés par le fait que le sort de nos camarades prisonniers est encore peu ou mal connu »[36].

En fait, l'idée même que les prisonniers ont droit à la reconnaissance de la nation se heurte à d'âpres contestations. Déjà, un grand nombre de survivants déplorent, comme le note Jean-Jacques Becker d'accord avec Antoine Prost, que l'exaltation du soldat victorieux ait vite cédé le pas à la commémoration du sacrifice des victimes, et insistent pour que « les cérémonies ne (soient) pas uniquement placées sous le signe des chrysanthèmes »[38]. À plus forte raison dénient-ils aux prisonniers l'égalité de considération avec les autres anciens combattants. Ils sont des soldats de seconde zone, des exclus, classés d'ailleurs « à l'arrière » à partir du jour de leur capture, et « placés pendant le conflit en quelque sorte en dehors du territoire national géographique et symbolique », comme le souligne Annette Becker, tout en rappelant la logique qui conduit à ce jugement : la gloire du combattant, n'est-ce pas d'avoir maintenu le sol sacré de la patrie ? Et ceux qui passent la guerre loin de ce sol ne sont-ils pas logiquement condamnés à être exclus de cette mémoire (un certain ostracisme frappe d'ailleurs aussi les vétérans du front d'Orient) ? Surtout, ceux qui ont été amenés, quoique souvent sous la contrainte parfois la plus odieuse, à travailler d'une façon ou d'une autre contre ce sol[39]. Aux yeux des gouvernements d'après-guerre, les prisonniers sont, selon Odon Abbal, « des vaincus qui (… dévalorisent) la geste héroïque qui (auréole) les vainqueurs (…). L'histoire (doit) les condamner à l'oubli »[40]. Pour d'autres enfin, ils sont plus gravement suspectés de s'être volontairement laissés mettre à l'écart des combats, pourquoi pas coupables de ne pas s'être fait tuer sur place ? Toujours est-il que protégés, voire exclus par leur capture, de la mort au combat (des « embusqués » à la limite, comme les incorporés « à l'arrière » ?), même morts victimes de la même guerre, il ne peut « décemment » leur être rendu les honneurs militaires d'une reconnaissance nationale comme cela se doit pour la mort grandiose du combattant sur le front face à l'ennemi[41].

Pourtant, pour les historiens, les « morts au combat » ou les « morts en captivité » sont au même titre les sacrifiés d'une guerre totale, devenue « terroriste » selon l'expression de Pierre Miquel. Un nombre non négligeable de prisonniers ont d'ailleurs été relevés sur le champ de bataille versant leur sang. La plupart des camarades survivants n'entendent de toute façon pas laisser se banaliser cette exclusion dont ils sont l'objet. À Sarrebourg, en septembre 1926, Ezard, président de l'AMC, évoque encore cette polémique :

« Si l’on a considéré comme un devoir sacré de rassembler dans des cimetières semés le long de la ligne de front les corps de ceux qui sont tombés au feu et qui sont morts dans nos ambulances, devait-on moins faire pour ceux auxquels aujourd'hui nous rendons hommage ? Car ceux-là sont, comme leurs frères d'armes, morts pour la Patrie, mais moins heureux, morts chez l'ennemi, morts en captivité, marquant de leurs pauvres débris les succès éphémères d'un ennemi bien vaincu. Méritaient-ils ce suprême affront ? Ceux de leurs frères d'armes qui sont tombés en pleine bataille, ceux mêmes qui sont morts dans des ambulances ont eu, en mourant, la suprême consolation d'emporter dans leur dernier regard une image du pays, une main amie a peut-être serré la leur, une mère accourue à temps a parfois adouci à son enfant la cruauté de la séparation (…), mais ces malheureux ont dû souffrir au-delà des forces humaines ! Voilà pourquoi il est pieux, il est juste de les ramener ici »[42].

Finalement la reconnaissance de l'égalité en dignité des prisonniers de guerre avec les combattants est le résultat de l'action militante d'anciens captifs, mêlant ardeur patriotique mais aussi sentiment anti-allemand, qui réclament les efforts nécessaires au maintien du souvenir puis au rapatriement de leurs compagnons disparus. Constitués en associations, notamment la Fédération nationale des Prisonniers de guerre, il leur faut attendre le 26 janvier 1922 pour obtenir enfin le droit pour leurs camarades décédés en captivité à la mention : « Mort pour la France » (reconnue aux soldats tombés au front depuis la loi du 2 juillet 1915 !). Les prisonniers ont depuis longtemps anticipé cette décision bien tardive. Ainsi, dans ses Souvenirs, Robert d'Harcourt relève déjà sur les croix du cimetière d'Hammelbourg cette mention : « Mort pour la France ! »[43]. Les prisonniers de guerre civils ne constituent qu'en 1930 l'Union nationale des prisonniers civils de guerre.

La décision du rapatriement et surtout de l'organisation d'un cimetière national s'accélèrent alors. Enfin est donc pris en compte le calvaire des prisonniers, et mis fin, même si c'est après la mort, à une situation que le curé Dupont dans son sermon du 12 septembre 1926 compare au sort « des exilés de la Jérusalem détruite pleurant sur les bords des fleuves de Babylone »[44]. Le rapatriement épargne ainsi aux familles qui désirent se recueillir sur la tombe de leur cher soldat l'épreuve, difficilement concevable, d'un voyage en Allemagne, terre étrangère qui venait de leur arracher leurs proches ; au moins leurs corps seront rendus.

UN CIMETIÈRE NATIONAL ÉDIFIÉ EN QUATRE ANS

S'il faut attendre 1926 pour l'inauguration du Cimetière national et même 1928 pour qu'il soit achevé avec l'installation du monument commémoratif, les premiers aménagements débutent dès 1922, et les rapatriements dès juillet 1923.

Les retours sont organisés par des missions spéciales du Service de restitution des corps. Cependant pour les 18 000 morts d'Allemagne comme pour les autres se pose la question de la privatisation des corps, c'est-à-dire de leur restitution aux familles ou de leur nationalisation et donc de leur regroupement en nécropole. Certes, elle a été tranchée par la loi du 31 juillet 1920 qui donne aux proches un droit à la restitution officielle aux frais de l'État ; ce choix est également laissé en ce qui concerne les prisonniers. Mais dès l'été de 1922 le délai imparti au transfert au cimetière de Sarrebourg en projet des corps des prisonniers décédés en Allemagne est clos. Cependant le Journal officiel précise en septembre : « Les familles qui ont renoncé au transfert dans le Cimetière national des prisonniers en Allemagne pourront l'obtenir pour le cimetière de leur choix en France »[45], c'est-à-dire sans doute encore aux frais de l'État, générosité consentie peut-être à titre de compensation pour la difficile reconnaissance du drame des prisonniers ? Environ 5 000 familles reprennent possession du corps de leur parent défunt lorsque les rapatriements commencent en 1923. Ainsi, d'après Joseph Elmerich, sur les 579 prisonniers français décédés au camp de Grafenwöhr en Bavière, seuls 368 reposent au cimetière national de Sarrebourg[46]. Les morts des camps situés en terres alsacienne et lorraine redevenues françaises comme à Weiler, ne furent généralement pas transférés puisque désormais compris sur le territoire national.

Si la nécropole elle-même commence à être aménagée en 1922, la Ville de Sarrebourg s'était auparavant déjà intéressée au projet de cimetière de prisonniers, alors en pleine discussion. Dès 1920, en effet, le maire et le conseil municipal proposent un terrain de cinq hectares, « heureux et reconnaissants (de pouvoir alors) être réunis aux dépouilles de nos inhumés combattants qui ont fait le sacrifice de leur vie »[47]. Le projet est déclaré d'utilité publique le 2 mai 1921 par un arrêté du ministre de la Guerre Louis Barthou, qui permet ainsi de satisfaire à l'urgence d'une acquisition de parcelles par la Ville de Sarrebourg[48]. Lors de la séance du conseil municipal du 1er avril 1922, le maire, « persuadé que plusieurs autres villes se disputent l'honneur d'avoir la garde de ces glorieux morts (« décédés en captivité en Allemagne soit à la suite de blessures, soit de maladies ») et voulant devancer toute initiative de leur part », fait approuver sans débat à l'unanimité la désignation du terrain qui convient à cette destination, sur le ban de la commune de Hoff. Le cimetière est presque achevé en septembre 1926 lors de l'inauguration ; mais, paradoxalement, il n'acquiert une existence officielle qu'après son autorisation par arrêté préfectoral du 28 avril 1927. Ainsi la France offre enfin une reconnaissance nationale aux victimes de la captivité en Allemagne. Marin parle même d'une reconnaissance à retentissement international : à Sarrebourg, « tous les peuples (pourraient) venir apprendre comment (la France) respecte et honore les disparus », morts pour un « idéal », s'écrie-t-il, paraphrasant ainsi la formule de Clemenceau, par des paroles qui donnaient l'estampille officielle à une reconnaissance pleine et entière[49].

SARREBOURG, TERRE SYMBOLE ET AMIE

Le choix de Sarrebourg peut se justifier par plusieurs raisons, dont trois principales. Le conseil municipal a d'abord cherché à obtenir, ce qui se révèle finalement impossible, une inauguration le 22 août, c'est-à-dire en même temps que les commémorations de la bataille de Sarrebourg du 18 au 20 août 1914. Cet affrontement peut paraître comme un épisode significatif et symbolique du conflit. Engagée parallèlement à celle de Morhange, au nord-ouest, elle marque les premiers échecs de la guerre de mouvement et donc des stratégies élaborées par les états-majors aussi bien français qu'allemand. La bataille, « qui est finalement une somme de différents combats de rencontre », selon Jean Nouzille, « consacre la faillite de l'offensive française en Lorraine » et donc du plan XVII, avant tout faute d'un armement lourd. Mais c'est également l'échec du plan Schlieffen car la manœuvre allemande, inachevée du fait d'une réaction prématurée contre les troupes françaises avant qu'elles ne soient engagées irrémédiablement dans la nasse, empêche l'écrasement prévu[51]. Le bilan humain est cependant lourd (sans compter les importantes destructions matérielles) : près de 10 000 morts, pour la plupart enterrés au cimetière militaire au sud de Sarrebourg ou dans une dizaine de nécropoles dans les villages alentour. D'autres, faits prisonniers, sont transférés en Allemagne, où, blessés ou malades, beaucoup ne survivent pas et finalement trouvent après la guerre un repos au Cimetière national des prisonniers, comme a pu l'établir Joseph Elmerich[52]. La bataille de Sarrebourg est donc une des premières tueries de la Grande Guerre.

Par ailleurs, les souffrances endurées par les Sarrebourgeois et leur comportement patriotique lorsque les troupes françaises occupent momentanément la ville du 18 au 20 août 1914, valent à la cité de recevoir en 1923 la croix de guerre des mains du Président de la République Alexandre Millerand et du Président du Conseil Raymond Poincaré. Plus précisément, le terrain en bordure de la forêt du Mittelwald à Hoff lui-même a été le théâtre d'un des plus sanglants épisodes de la bataille : le sacrifice du 37e régiment d'artillerie qui a permis à l'armée française de faire retraite en assez bon ordre[56].

Enfin, de ces hauteurs ensanglantées en 1914 où prend place le Cimetière national s'ouvre une vaste perspective sur la « ligne bleue des Vosges », si chère au cœur des Français de l'époque dès l'école. Sarrebourg en effet est située dans la zone arrachée à la France au traité de Francfort en mai 1871, annexée à l'Empire allemand naissant, et finalement délivrée le 20 novembre 1918 par l'entrée des troupes françaises du général Lebrun. Les corps des prisonniers, peut ainsi affirmer Ezard, « reposent (désormais) en terre de France, en terre lorraine doublement française »[57]. Pour Louis Marin, Lorrain lui-même (mais de Meurthe-et-Moselle restée française), « si ce Cimetière national se trouve en Lorraine, (c'est donc) parce que ces provinces captives pendant un demi-siècle sont les plus chères à la France », car longtemps prisonnières de l'ennemi comme les morts qu'elles accueillent alors[58]. La nécropole rappelle donc symboliquement au seuil des Vosges le sacrifice de certains de ceux qui ont contribué au retour de l'Alsace-Lorraine dans le giron français.

D'un autre côté, le choix du lieu d'implantation de la nécropole se veut aussi une manière d'honorer la fidélité, soulignée par Marin, au culte des morts de ces populations de l'Est, au sein desquelles a été fondé au temps même de l'Annexion le Souvenir Français. Sauvain, délégué de cette association, ne manque pas de rappeler la mémoire de Xavier Niessen, « grand apôtre du culte national de la Patrie », créateur en 1887 de cette tradition d'entretien des tombes et monuments consacrés aux « Morts pour la France ». Enfin, ce cimetière peut aussi revêtir une valeur symbolique dans un autre registre, beaucoup moins idéaliste : il souligne indirectement la vocation militaire de la ville, fonction dont la sauvegarde est le premier souci des élus de la cité. En effet, en octobre 1921 la garnison de Sarrebourg a perdu deux des quatre régiments qui y ont été affectés à titre provisoire en août 1919, les 17e et 18e régiments de chasseurs étant partis pour Haguenau, en Alsace, sans compensation. En 1923 le redéploiement de l'armée française lui enlève tous les autres (160e d'infanterie, 28e d'artillerie et état-major de la 39e division). La perte est sévère et mal comblée cette fois par l'installation de bataillons de tirailleurs algériens du 25e régiment, mais qui dès 1925 sont engagés dans la guerre du Rif au Maroc. En 1926 la ville demande de nouveau au ministre un renforcement de la garnison, mais sans succès, sous prétexte d'une pénurie de logements et d'une priorité à la création d'un commissariat de police[60].

UN CIMETIÈRE AUX FONCTIONS PÉDAGOGIQUES

« Ces milliers de tombes » comportent en tout cas « une grande leçon », comme le souligne Gérard Michaux, « car elles inspirent l'horreur de la guerre, tout en rendant hommage à l'esprit de sacrifice »[62]. Ce que doit d'abord suggérer l'immense champ des morts, c'est le souhait (qui est celui de l'écrasante majorité des Français et d'abord des anciens combattants) que la grande Guerre soit « la der des ders ». Ainsi s'exprime le commandant Sauvain le 12 septembre 1926 :

« C'est devant les morts (que toutes les populations de France) puiseront les volontés de la paix, la volonté de ne plus voir se renouveler les horreurs de la guerre. »[63]

Il s'agit donc non pas d'une démission fruit d'un pacifisme utopique, pas plus que d'un désir d'en découdre, mais de ce qu'Antoine Prost appelle un « pacifique patriotisme », c'est-à-dire du souci de ne plus voir répéter une telle hécatombe : dans la pratique, veiller avec le plus grand soin à ne pas s'engager dans un engrenage fatal à la paix, et à cet effet d'abord s'assurer des gages qu'exige le sacrifice des combattants, surtout à l'égard de l'Allemagne.

Le Cimetière national traduit donc aussi la volonté d'une « paix gagnante » sur l'Allemagne ; car, selon Louis Marin, « dressé sur une terre qui fut captive de l'étranger (…), (il constitue) un symbole éloquent de l'attachement de la Lorraine à la grande patrie française »[64]. Or, si le retour des départements alsaciens et mosellan n'est plus contesté à cette date par Berlin qui vient de faire son entrée à la Société des Nations, la paix rêvée par les Français est cependant difficile à obtenir, notamment le paiement des réparations. Toujours marquée par une pointe d'inquiétude, cette volonté n'est pas forcément vindicative, voire coercitive, comme celle manifestée par la France du Bloc national de la Chambre « bleu horizon » entre 1919 et 1924. Elle peut aussi bien prendre le visage de la réconciliation avec le Cartel des gauches entre 1924 et 1926, puis au-delà. Quelques jours avant l'inauguration de la nécropole de Sarrebourg, Aristide Briand, ministre des Affaires étrangères, n'a-t-il pas en effet accueilli l'Allemagne à la Société des Nations par ces mots (le 8 septembre 1926) :

« Arrière les canons, les fusils, les mitrailleuses. Arrière (même) les voiles de deuils, place à l'arbitrage, à la sécurité et à la paix ! »[65].

Mais, pour réussir dans l'une ou l'autre de ces politiques, la France doit être forte, unie. Le ministre des Pensions peut considérer en effet avec satisfaction le message d'unité du Cimetière national et ce n'était pas la moindre des leçons :

« Ce Cimetière national doit inspirer des pensées de concorde nationale, car ceux qui dorment ici leur dernier sommeil sont morts pour une pensée d'union, sans laquelle il n'y avait ni salut ni victoire. »[66]

Et Ezard de souligner :

« De leurs tombes sort impérieuse cette voix que vous entendez tous : Lorrains et Alsaciens, soyez des Français dignes de vos pères ! Français, soyons tous unis pour gagner la paix comme nous avons gagné la guerre »[67].

Les vivants doivent donc se montrer dignes des morts, les civils des anciens combattants, qui ont des « droits sur eux ». Cela n'empêche pas quelques petites fausses notes. L'après-midi une critique, indirecte et voilée comme cela sied en la circonstance, touche à la difficile question politique et morale des trois départements recouvrés dont l'assimilation pose quelques problèmes, notamment en ce qui concerne l'introduction des lois françaises (par exemple, le Concordat n'étant pas abrogé, la célébration en quelque sorte officielle lors de l'inauguration des offices religieux catholique, protestant et israélite) ou la considération et la reconnaissance à accorder à la majorité des anciens combattants de la région (« Malgré-nous », qui ont dû revêtir l'uniforme allemand puisque annexés de droit). Ainsi le conseiller général Émile Peter, alors que le ministre remet un drapeau à la section sarrebourgeoise de l'Union des invalides, veuves et orphelins et ascendants de guerre, se félicite « de voir les Alsaciens-Lorrains assimilés sur ce plan à leurs camarades de l'Intérieur », c'est-à-dire du reste de la France[68].

UN LIEU DE PÈLERINAGE

Le Cimetière national des prisonniers, seul du genre en France, devient dès avant et surtout après son inauguration officielle, un lieu de commémoration et de pèlerinage, d’abord à destination de proches, mais aussi des Sarrebourgeois eux-mêmes et des populations de la contrée.

Fichier:Empreinte militaire en Lorraine (01-2008) Francis Grandhomme - La sœur de Félix Bouchetal en pèlerinage au cimetière national des prisonniers de guerre (1938).jpg
La sœur de Félix Bouchetal en pèlerinage au cimetière national des prisonniers de guerre (1938) Commentaire : Félix Bouchetal (classe 1913), du 17e régiment d’infanterie, est décédé le 24 mars 1918 au camp de Sprottau (actuellement Szprotawa en Pologne)[69].

En octobre 1921 une loi a conféré aux familles des victimes le droit à un pèlerinage annuel aux frais de l’État, assuré par la suite par la SNCF. Des proches des prisonniers décédés viennent alors régulièrement se recueillir sur les tombes de leurs disparus. Le rythme des visites s’espace toutefois progressivement, avec la disparition du premier cercle des proches, pères et mères, puis frères et sœurs ou femmes des victimes. Pourtant, au milieu des années 1970, Les Dernières Nouvelles d’Alsace font ce constat :

« (Le mémorial) est resté un lieu de pèlerinage (…), notamment durant les quatre mois d’été (durant lesquels il connaît) une belle fréquentation de visiteurs venus de toute la France. Ainsi les enfants, âgés déjà, fleurissent la sépulture du père, et aussi les petits-enfants font le geste pieux de la prière des morts et du dépôt des fleurs. »[71]

Fichier:La nécropole de Sarrebourg durant l'annexion (1940-1944).jpg
Monument aux morts d’Estivareilles (Forez), village de Félix Bouchetal[72].

Afin de les accueillir convenablement, des travaux d’entretien sont effectués. La dernière grande réfection du Cimetière a été entreprise par le ministère des Anciens combattants de 1974 à 1985, avec notamment la réduction de moitié de l’entrée monumentale. La nécropole marque aussi l’espace de mémoire des Sarrebourgeois, en partage avec le cimetière sud qui a recueilli les victimes de la bataille d’août 1914 et surtout avec le monument aux morts érigé en août 1924 place Wilson, en face de la sous-préfecture. Aujourd’hui le Cimetière voit encore des visiteurs, mais le souvenir officiel se perpétue surtout à l’occasion des cérémonies du 11 novembre. Le temps a fait son œuvre.

CONCLUSION

La nécropole de Sarrebourg, seul cimetière national des prisonniers de guerre, constitue donc une manifestation du souci de la nation d’honorer ceux qui ont fait le sacrifice de leur vie loin de leur pays, mais aussi « soldats sans armes », morts en dehors des sanglantes batailles, quoique assez souvent des suites des blessures qu’ils y ont reçues. Pourtant, au-delà des paroles qui exaltent unanimement le sacrifice et le devoir de reconnaissance, l’inauguration du Cimetière, certes importante sur le plan symbolique, n’est acquise que laborieusement et tardivement réalisée. Les discours de certains représentants des anciens prisonniers de guerre, sinon des autorités, ne passent du reste pas entièrement sous silence les difficultés que ces soldats, tombés aux mains de l’ennemi, ont éprouvées à se faire reconnaître comme combattants à part entière. Ceux-ci, morts sans la gloire du combattant tué au feu, ont pu être considérés comme des soldats de seconde zone dont la participation à la célébration du sacrifice des poilus ne paraît pas justifiée à une partie des anciens combattants, de l’opinion et des responsables gouvernementaux, quand à leurs yeux elle ne fait pas tache.

Le Cimetière trouve symboliquement place à Sarrebourg pour deux raisons principales : théâtre d’une des premières tueries de la Grande Guerre en août 1914, qui conduisent à la prolongation des horreurs de la guerre ; ville par ailleurs située dans les provinces alors mythiques, arrachées à la Mère Patrie en 1871 et longtemps objet du désir de Revanche des Français, qui finalement s’étaient sacrifiés pour elles.

Souligné par l’impressionnant alignement des tombes, ce sacrifice (comme celui de tous les combattants, avec les grandes leçons qu’il comporte), dicte aussi des devoirs : le devoir de tout faire pour ne plus revoir un tel massacre ; le devoir également de veiller à leur exemple à la concorde nationale, facteur d’une puissance sereine qui seule permet de « gagner la paix » face à une Allemagne toujours confusément redoutée.

Pourtant, force est de constater que ces cérémonies d’inauguration, largement couvertes par les quotidiens locaux et régionaux, sont en revanche rapportées avec une discrétion certaine dans les journaux nationaux (Le Temps, Le Figaro plus encore). Certes, une place plus importante y est naturellement consacrée à l’actualité internationale avec l’entrée de l’Allemagne dans la SDN, un attentat contre Mussolini, des troubles au Maroc, en Syrie et en Chine. Mais cela ne suffit pas vraiment à expliquer pourquoi la cérémonie de Sarrebourg a été reléguée à un plan secondaire. En effet, le voisinage dans les mêmes colonnes avec une autre commémoration, celles des combats du Grand Couronné près de Nancy, y est éloquent : placée sous le patronage de personnalités prestigieuses, le maréchal Lyautey et Alexandre Millerand, la cérémonie est l’objet de comptes rendus beaucoup plus détaillés. Par contraste Louis Marin ne semble remplir qu’un devoir convenu, peu fait pour porter à l’exaltation (son attaché, Lorain, n’est-il pas arrivé tardivement pour une sorte d’acte de présence, lui qui en chemin s’est arrêté deux jours à Verdun où mission lui a été confiée de visiter les cimetières militaires ?). La cérémonie n’en a pas moins revêtu une dimension nationale même si trop discrète, ce qui était essentiel.

Si l’inauguration du Cimetière national des prisonniers de la Grande Guerre le 12 septembre 1926 met bien en lumière les idéaux des Français de l’entre-deux-guerres, elle n’efface pas complètement une certaine hiérarchisation des victimes, les unes glorifiées avec grand éclat, les autres laissées dans la pénombre, parfois vouées à l’indifférence sinon au mépris, et pourtant toutes victimes d’une totalisation de la guerre qui s’est produite avec le premier conflit mondial.


NOTES

  1. Source : A. Schmitt, Sarrebourg
  2. Le Messin, 13 septembre 1926.
  3. Ibid.
  4. Antoine Prost, Les Anciens combattants et la société française, 1914-1939, Paris, vol. 2, p.52-54.
  5. Le déroulement de la journée a été reconstitué grâce aux sources de presse suivantes : Le Messin, Le Lorrain, Les Dernières Nouvelles de Strasbourg (DNS) du 13 septembre 1926.
  6. A. Knecht, Sarrebourg
  7. Le Figaro, 13 septembre 1926.
  8. Editeur F.K. – Maison Gaston Morin, Sarrebourg.
  9. Le Messin, 15 septembre 1926 et Archives municipales de Sarrebourg (A.M.S), Délibérations du conseil municipal, séance du 4 août 1926.
  10. DNS, 11 septembre 1926.
  11. Ibid., 5 et 13 septembre 1926.
  12. Catherine Grive-Santini, Guide des cimetières militaires en France, Paris, 1999, p.25.
  13. Correspondance de Léon Bouchon du 153e régiment d'infanterie (septembre 1918).
  14. Ibid.
  15. AMS, Ibidd., séance du 12 juin 1926.
  16. Les inconnus mis en tombes individuelles viennent des cimetières des camps de Langensalza, Fribourg, Ratisbonne, Brandebourg, Paderborn, Magdebourg, Nuremberg ; les inconnus en ossuaires de Niederzehren, Gronau, Brême, Goslar ; Hoechst, Spire, Sarrebruck, Behrensdorf, Trêves et Cologne. D'après Le Messin, 11 septembre 1926.
  17. Le Lorrain, 29 septembre 1926.
  18. Le Messin, 11 septembre 1926.
  19. DNS, 13 septembre 1974.
  20. Editions de l'Imprimerie F.Saussy & Cie, Sarrebourg.
  21. D'après le titre de l'ouvrage de François Cochet, Soldats sans armes, Bruxelles, 1998.
  22. Collection privée.
  23. Robert d'Harcourt, Souvenirs de captivité et d'évasions, Paris, 1922, p.239.
  24. Kunstanstalt Spahn, Grafenwöhr.
  25. Ibid., pp.239-284.
  26. Odon Abbal, « L'Intermède, 1916-1918 : Journal des prisonniers du camp de Würzburg », in Verdun. Les Cahiers de la Grande Guerre, n°22, 1995, p.115.
  27. Annette Becker, Oubliés de la Grande Guerre. Humanitaire et culture de guerre, Paris, 1998, p.144.
  28. Harcourt, op. cit., p.194-195.
  29. Ibid., p.50-51.
  30. Jean Nouzille, Le Calvaire des prisonniers roumains en Alsace-Lorraine, Bucarest, 1997, p.15-18.
  31. Collection privée.
  32. Harcourt, op. cit., p.89.
  33. René Schellmanns, « Le Cimetière militaire de Weiler (1914-1918) », in L'Outre-Forêt, n°90, 2e trimestre 1995, pp.74-77.
  34. DNS, 13 septembre 1926.
  35. Général Dupont, « Une Mission en Allemagne : le rapatriement des prisonniers », in Revue des Deux Mondes, mai-juin 1920, pp.144-166.
  36. Eugène Louis Blanchet, En représailles, Paris, 1918, p.37.
  37. Kunstanstalt Spahn, Grafenwöhr.
  38. Jean-Jacques Becker, L'Europe dans la Grande Guerre, Paris, 1996, p.242.
  39. Annette Becker, op. cit., p.360.
  40. Odon Abbal, « La Grande Guerre : l'Europe découvre les camps », in Verdun. Les Cahiers de la Grande Guerre, n°27, 2000, pp.55-56.
  41. Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18 retrouver la guerre, p.87.
  42. Le Lorrain, 13 septembre 1926. Blanchet plaide de même : « On connaît les glorieuses souffrances des poilus dans les tranchées. Nous voudrions (…) entretenir le public des épreuves obscures de ceux qui n'ont plus le beau rôle dans la grande tragédie, éveiller ou stimuler l'intérêt, la pitié qu'ils méritent » (Op. cit., p.40).
  43. Harcourt, op. cit., p.89.
  44. Le Lorrain, 13 septembre 1926.
  45. La Gazette de Sarrebourg, 7 septembre 1922. Pour les combattants décédés, les transferts sont à la charge de la famille pour toute demande reçue après le 15 février 1921.
  46. Joseph Elmerich, Août 1914: la bataille de Sarrebourg, Sarrebourg, 1993, p. 265.
  47. Le Messin, 11 septembre 1926.
  48. A.M.S, copie de l'arrêté du 2 mai 1921 du ministère de la Guerre.
  49. Le Lorrain, 13 septembre 1926. Clemenceau avait affirmé : « La France, hier soldat de Dieu, aujourd'hui de l'Humanité, sera toujours le soldat de l'Idéal ».
  50. Imprimerie de la « Gazette de Sarrebourg », A. Schmitt.
  51. Jean Nouzille, « Les combats en Lorraine », in Nouzille, Raymond Oberlé, Francis Rapp, Batailles d'Alsace, Strasbourg, 1989, p.112 et 138-139.
  52. Elmerich, op. cit., p.262.
  53. Verlag P. J. Schnock, Heidelberg.
  54. Souvenir français, F. Knecht, photographe, Sarrebourg.
  55. Verlag Gebr. Knorr, Saarburg i. L. (1914).
  56. Le Messin, 11 septembre 1926.
  57. Le Lorrain, 13 septembre 1926.
  58. Le Temps, 13 septembre 1926.
  59. Editions Léon Morin, Sarrebourg.
  60. Le Lorrain, 13 septembre 1926.
  61. Edit. Knecht, Sarrebourg.
  62. Ibid.
  63. Le Messin, 13 septembre 1926.
  64. DNS, 13 septembre 1926.
  65. TDC, n°497, 26 octobre 1988, p.26.
  66. Le Temps, 13 septembre 1926.
  67. Le Lorrain, 13 septembre 1926.
  68. Ibid.
  69. Collection privée.
  70. Beyssac éditeur, Phot. Combier, Mâcon.
  71. Les Dernières Nouvelles d’Alsace, 13 septembre 1974.
  72. Beyssac éditeur, Phot. Combier, Mâcon.


Article publié dans
Jean-Noël Grandhomme (dir.) Boches ou Tricolores. Les Alsaciens-Lorrains dans la Grande Guerre, La Nuée Bleue, Strasbourg, 2008, p.383-402.



  Pour citer cet article :
Francis Grandhomme - En quête de reconnaissance. L'inauguration du cimetière national des prisonniers de la Grande Guerre à Sarrebourg le 12 septembre 1926 - Projet Empreinte militaire en Lorraine
Consulté en ligne le <date du jour> - Url : http://ticri.inpl-nancy.fr/wicri-lor.fr/index.php?title=Empreinte_militaire_en_Lorraine_(01-2008)_Francis_Grandhomme

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