La science informatique en Lorraine (1996) Lescanne

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Titre
La science informatique en Lorraine
Auteur 
Pierre Lescanne
Date d'édition 
1996

Cette page est une réédition numérique de[1] ;

Pierre Lescanne, « La science informatique », dans Encyclopédie Illustrée de la Lorraine, Histoire des Sciences et des Techniques, Les Éditions Serpenoise, 1996, 105-116 p..

L'article original

Au milieu des années 1950 personne ne pouvait prévoir le bouleversement de la science et de la société que l'arrivée de calculateurs à programmes enregistrés allait provoquer. Tandis que les premiers calculateurs ou machines électroniques voient le jour en 1949 aux États-Unis et en Grande Bretagne, il faut attendre 1957 pour que l'Université de Nancy soit équipée de sa première machine électronique et que débute véritablement l'ère de la recherche informatique nancéienne. Terre de science et de technologie, la Lorraine a développé très tôt l'informatique et ce mérite en revient à deux pionniers Jean Legras et Claude Pair qui les premiers ont perçu l'intérêt de maîtriser ces fantastiques machines. Auparavant deux faits souvent inaperçus auraient pu faire prendre aux événements un cours différent.

Nancy et les pères de l'informatique

Avant qu'elle ne reçoive dénomination actuelle la science du calcul électronique a longtemps été appelée cybernétique. A l'époque on ne parlait pas encore d'ordinateurs, mais on envisageait tout de même la construction des calculateurs rapides. Le concept de cybernétique a été introduit par Norbert Wiener un mathématicien très brillant de la célèbre université du Massachusetts Institute of Technology, comme la science des systèmes et de la communication. Chercheur extrêmement brillant et polyvalent, Norbert Wiener avait conçu vers les années quarante un projet de calculateur digital qui ne verra pas le jour.


Il a néanmoins gardé un intérêt constant pour ces machines et a su entrevoir dès 1950 l'importance des bouleversements que l'informatique allait créer dans la société. Il aimera en particulier assister aux premières conférence sur les ordinateurs et entretiendra des collaborations suivies avec les pionniers de l'informatique, tels Von Neumann et Turing. L'idée d'un calculateur électronique digital qui nous est familière maintenant ne l'était à l'époque que dans l'esprit de quelques mathématiciens brillants et ouverts. Pour beaucoup de contemporains de Wiener le calcul numérique devait représenter les nombres par des quantités physiques (calcul analogique) soit par des nombres décimaux. Dans le calcul digital, au contraire, les nombres sont représentés dans un système de numération binaire. Dans ce système, au lieu des dix chiffres de la représentation décimale, on utilise seulement les deux chiffres 0 et 1 ; 10 représente le nombre entier deux, 11 représente le nombre entier trois, 100 représente le nombre quatre, 101 représente le nombre cinq, etc. Sans entrer dans les détails, disons que les opérations sur les entiers binaires sont alors réalisées par des phénomènes électroniques très simples, par exemple par le passage ou non de courant électrique. Le processus utilise la logique binaire où il est naturel d'assimiler 0 à faux et 1 à vrai. Au début, ce processus a été mis en œuvre par des lampes ou des tubes électroniques (déjà utilisés dans les radios ou les radars dont la mise au point nécessitée par l'effort de guerre était toute récente). Puis les lampes ont été remplacées par des transistors aujourd'hui réalisés par des circuits intégrés: les puces où le principe du transistor est directement simulé dans plusieurs couches de matériaux contenant du silicium. Un programme est une description de la manière dont les opérations doivent s'enchaîner, ses constituants élémentaires sont appelés des instructions. Auparavant les programmes étaient stockés hors de la machine et lus à la manière de la musique d'un orgue de barbarie. L'idée essentielle à la base de l'informatique d'aujourd'hui est celle de programme enregistré; un programme est alors une donnée presque comme les autres que la machine interprète, traite et stocke dans ses mémoires. En particulier, elle peut exécuter des programmes qui sont le résultat d'autres programmes, notamment ceux qui sont la traduction de programmes écrits dans des langages non directement interprétables par la machine. La machine comprend un langage dit langage machine dont la définition est plus guidée par des considérations d'ordre technique, liées à l'électronique, que par le souci d'être facilement compréhensible par un humain: ce langage manipule des suites de 0 et de 1 à la signification obscure pour nous les hommes. Les programmes qui effectuent ces traductions sont tout naturellement appelés des traducteurs. Parmi les traducteurs on distingue les assembleurs qui transforment un langage proche du langage de la machine vers celui-ci, les compilateurs qui traduisent des programmes en langages évolués vers des programmes du langage de la machine et les interprètes qui effectuent la traduction au fur et à mesure du déroulement des instructions du programme.

Wiener esprit ouvert aussi bien aux spéculations mathématiques les plus abstraites qu'aux sciences de l'ingénieur s'intéressait avec passion aux nouveaux calculateurs en gestation. Quoiqu'il en ait l'idée très précise en 1940 sans pouvoir la concrétiser faute de moyens, la paternité de la notion de l'ordinateur d'aujourd'hui et la conception des premières architectures de calculateurs à programmes enregistrés fondés sur la logique binaire sont généralement attribuée à l'américain John Von Neumann et à l'anglais Alan Turing avec une contribution notable de l'américain Claude Shannon, trois scientifiques que Wiener fréquentait.

Il se trouve que Wiener est venu à Nancy pendant l'été 1946 en tant que mathématicien. Plus précisément il a participé dans la capitale des ducs de Lorraine à une conférence sur l'analyse harmonique dont il est l'un des principaux créateurs. En chemin vers Nancy, il passe par les National Physical Laboratories à Teddington où il rencontre Turing qui faisait, écrit-il dans ses mémoires, la même synthèse entre logique mathématique et électronique que son collègue Shannon du MIT, c'est-à-dire qu'il travaillait à la conception du premier ordinateur digital anglais. Si l'on en croit Andrew Hodges, biographe d'Alan Turing, celui-ci aurait envisagé en 1948 de se porter candidat sur un poste de professeur à Nancy attiré d'une part par l'excellente école de mathématiciens qui s'y trouvait et probablement convaincu par Norbert Wiener lors de sa visite à Teddington. Wiener avait une bonne opinion de Nancy et a conservé un excellent souvenir du séjour qu'il a effectué dans cette ville, il a apprécié au plus haut point l'accueil qu'il y a reçu, notamment de Laurent Schwartz dont il apprécie les travaux mathématiques qu'il trouve cependant un peu formaliste:

Lors de ma visite, Nancy était un excellent centre pour de jeunes mathématiciens étrangers qui souhaitaient voir la vie d'une université française sous son meilleur jour et qui souhaitaient obtenir les meilleurs égards de la part de jeunes hommes en plein possession de leurs moyens et en pleine ascension.

La présence d'Alan Turing aurait pu non seulement changer l'histoire de la recherche en informatique lorraine, mais peut-être aussi changer celle de l'informatique mondiale en influant sur le destin tragique d'Alan Turing. Wiener est revenu à Nancy à Pâques 1951 à l'invitation de Laurent Schwartz, il avait auparavant assisté en Janvier 1951 à un congrès sur les calculateurs à hautes performances à Paris et publié l'année précédente son livre La Cybernétique[2].

Les pionniers et leurs difficultés

Mathématiciens de formation, Jean Legras et Claude Pair ont eu, comme nous l'avons dit, la lucidité d'entrevoir très tôt, c'est-à-dire à l'heure où le mot ordinateur n'avait pas vu le jour, le fantastique outil que les calculateurs représentaient et le défi à relever. Jean Legras a dû en particulier braver la morgue de ses collègues mathématiciens qui ne voyaient dans ces horribles bricolages qu'une perversion des mathématiques. Ainsi lors de la soutenance de ce que l'on peut considérer comme la première thèse nancéienne en informatique un des plus éminents mathématiciens s'est désisté du jury au dernier moment pour la seule raison qu'il ne le présidait pas. Les mathématiciens français héritiers d'Auguste Comte avaient en effet un sens aigu de la hiérarchie des sciences, plaçant les mathématiques pures au dessus du calcul numérique auquel ils assimilaient l'informatique. Ainsi pour Jean Dieudonné, figure emblématique du mouvement Bourbaki, la combinatoire (l'une des branches mathématiques de base en informatique) est une série de problèmes sans postérité, l'algèbre de Boole et la théorie des treillis un chapitre inutile de l'algèbre pour un étudiant et les ordinateurs ne sont pas intelligents puisqu'ils ne sont pas capables de penser en terme de point fixe le coeur s'il en est de l'informatique. Comme on le constate avec Turing, von Neumann et Wiener ce préjugé n'existe pas outre Manche et outre Atlantique. Lentement, cependant les choses changent en France; ainsi en 1965, Laurent Schwartz l'ami de Wiener écrivait à Claude Pair

C'est très bien de votre part d'avoir travaillé hors des sentiers battus.

Peu à peu, l'informatique a acquis son statut de science; elle a en fait, pris une position à côté des autres sciences comme pourvoyeuse de défis aux mathématiques et a contribué a redonner un second souffle à la logique mathématique notamment à l'approche intuitionniste. Mais pour en arriver là, il a fallu beaucoup de balbutiements. Il a fallu en particulier prouver que l'informatique issue de l'électronique et des mathématiques n'était sous-discipline ni de l'une ni de l'autre de ces sciences, qu'elle était elle-même une science à part entière avec sa problématique, sa rigueur, sa théorie et son champ d'expériences. Cela a nécessité d'attirer les meilleurs chercheurs vers cette discipline encore jeune et de résister à la tentation réductrice de distribuer des recettes pour au contraire mettre au point un enseignement scientifique solide; cette démarche est naturellement allée de pair avec l'étude des problèmes fondamentaux de la programmation et de l'ébauche de leurs solutions. Paradoxalement c'est cette base hautement abstraite qui est l'esprit de l'école Bourbaki qui a largement aidé les informaticiens dans leur souci de clarification. Comme pour toutes les sciences, l'acquisition d'un statut a été difficile. Il est clair qu'au début l'informatique s'est parfois perdue dans ses nombreux méandres et que ces égarements ont été exploités par ses rivales, mais finalement son adolescence a été relativement courte, puisqu'elle s'est déroulée sur un peu plus d'une génération. L'histoire de l'informatique nancéienne est un témoin exemplaire de toute cette progression.

Jean Legras, le précurseur

Comme le dit Claude Pair, la présence d'une école mathématique brillante à Nancy loin de constituer un atout a été un handicap pour que l'informatique y débute et si malgré tout, le calcul automatique y a vu le jour, c'est grâce à la volonté et même l'opiniâtreté de Jean Legras. Originaire de Nancy, ancien élève de l'École normale supérieure où il acquiert une formation de mathématicien, Jean Legras s'est orienté tout de suite vers la mécanique, le calcul numérique et les applications industrielles. En 1957, il obtient de la compagnie IBM, un 604, il s'agit d'une machine programmée par un tableau de connexions avec 12 mots de mémoire et il demande à une étudiante de son cours de mécanique rationnelle Marion Créhange de démarrer avec lui l'utilisation de cette machine, elle raconte son expérience :

L'IBM 604 se programme en reliant par des fils (munis de fiches) des trous d'un tableau de connexions. Si je me souviens bien, un programme peut avoir jusqu'à 70 pas de mémoires dont seuls les 20 derniers peuvent faire l'objet d'un bouclage [..] Le souvenir le plus cuisant qui me reste de cette machine est resté gravé dans mes doigts. En effet, le tableau de connexion mis à notre disposition n'est pas exactement celui de notre machine et, si sa dimension est la même, la légende des trous est différente. Résultat: il est nécessaire de plaquer dessus une feuille de papier portant la bonne légende, et d'enfoncer les fiches. en traversant le papier. Enfoncer n'est rien, bien que ce ne soit pas évident de s'y reconnaître parmi plus de 200 fils sur un tableau d'environ 30 cm x 40 cm. Mais les fiches sont coincées par les confettis, si bien que quand le programme doit être démonté pour libérer le tableau de connexion pour une autre programme, il faut tirer fort sur les fiches une à une pour les extraire; tellement fort que, chaque fois, la fin du démontage nous voit avec les doigts en sang !

Il ne s'agit donc pas encore d'une machine à programme enregistré puisque l'enchaînement des inscriptions est décrit par ce fameux tableaux de connexions. A la rentrée d'automne 1958 Jean Legras obtient la création d'un cours de troisième cycle «Analyse et calcul numérique» avec quatre étudiants et commence à y enseigner l'utilisation des machines électroniques, Marion Créhange y est à la fois étudiante et responsable des travaux pratiques, elle sera nommée assistante en février 1959. Les autres universités comme Grenoble, Toulouse et Paris qui avaient commencé en 1957, ne précédaient Nancy que d'une année. L'événement de cette rentrée est surtout l'arrivée d'une nouvelle machine un IBM 650, celle pour laquelle le mot ordinateur a été inventé. À la différence du 604, le 650 est un calculateur à programme enregistré.

Cette grosse machine à lampes, un peu une usine à gaz, est très bien conçue. En particulier, chaque instruction du langage machine a une opérande de calcul et une opérande qui est l'adresse de l'instruction suivante (deux opérandes d'instruction suivante pour les opérations de test et branchement). Le 650 possède une mémoire secondaire qui est un tambour magnétique, un dispositif assez lent d'accès aux données, en effet si l'on veut atteindre une donnée située à un certain emplacement sur le tambour, il faut attendre que le tambour ait par sa rotation présenté cette donnée en face de la tête de lecture. Heureusement le 650 comporte un assembleur le PASO (Programme d'assemblage symbolique optimal), en effet, il optimise les accès au tambour.

Pendant ce temps là, d'autres scientifiques à travers le monde essaient d'améliorer l'accès aux machines. Notamment aux laboratoires de recherche d'IBM à New-York un chercheur nommé John Backus vient d'inventer un langage révolutionnaire appelé FORTRAN qui rend considérablement plus facile la façon de coder les programmes. L'informatique vient de faire un progrès considérable. FORTRAN arrive à Nancy en 1958 sous forme de cartes perforées. C'est à l'époque et pour une longue période encore le support privilégié de transmission de données pour ordinateurs.

Les cartes du compilateur FORTRAN ne sont pas numérotées et sont présentées sous formes de paquets dans un ordre arbitraire et bien sûr il n'y a pas de notice. Il faut lister le paquet, essayer de deviner la significations des différents sous-paquets et organiser leur utilisation: un vrai casse-tête et un travail acharné de plusieurs jours (et nuits).

Le temps d'ordinateur est une donnée rare, le chercheur informaticien prend une habitude qui va lui rester longtemps, c'est un noctambule qui passe sur sa machine des journées et des nuits entières.

Autour du 650, Jean Legras crée un centre de calcul. Il voit, en effet l'informatique comme une technique de service et tient à l'ouvrir aux autres disciplines. Il est avant tout spécialiste de calcul numérique et d'ailleurs jusqu'à sa retraite en 1983 il ne rejoindra pas la communauté des informaticiens et restera attaché à son enseignement d'analyse numérique et à un petit groupe de recherche autour de ce thème. Dès le début des physiciens, des chimistes, des cristallographes, des mécaniciens et de médecins utilisent le centre. Les uns confiaient leurs travaux à la petite équipe, d'autres venaient travailler eux-mêmes sur la machine. Ils ont différentes attitudes vis-à-vis des ces nouvelles machines, certains posent des problèmes qu'ils résolvent parallèlement à la main pour être sûrs des résultats. D'autres sont très optimistes, ainsi un cristallographe pose un problème matriciel dont on réalise après qu'il faut cinq ans pour le résoudre. Dès 1960, deux thèses, l'une en chimie, l'autre en électronique sont préparées en utilisant des moyens de calcul.

Des cours sont organisés surtout pour les étudiants avancés qui désirent dans le cadre de leur thèse ou de leur recherche mener des calculs avec la machine. L'un d'entre eux est particulièrement doué, c'est un ancien élève de l'École Normale supérieur qui est professeur de terminale puis de classe préparatoire au lycée Poincaré, il s'appelle Claude Pair. D'autre part, le CNRS très timidement commence à s'intéresser à l'informatique, notamment les mécaniciens. Jean Legras obtient pour l'année 1963-1964, un poste de d'attaché de recherche pour Claude Pair.

L'équipe de recherche sur la programmation (1970-1980)

Si Jean Legras est le véritable créateur de l'informatique à Nancy, Claude Pair en est le brillant continuateur et l'efficace organisateur. Pour les chercheurs en informatique de cette époque deux problèmes se posaient: la compilation et la programmation. Aujourd'hui l'usage d'un compilateur (un traducteur de langage évolué vers le langage de la machine) est si banal qu'on a du mal à imaginer que dans les années 60, on n'était pas certain de pouvoir le faire. En revanche, la crise du logiciel a clairement montré la difficulté d'écrire et d'organiser les gros logiciels, on a souvent dit que les logiciels sont les plus grandes entreprises humaines par le nombre d'acteurs et la qualité de l'interaction qu'elle implique d'eux. Il semble qu'à l'époque, c'est-à-dire à l'aube des années 60 on était plus optimiste et que bien que l'on prenne l'erreur (le bug ou la bogue) comme une fatalité, on ne doutait pas d'arriver rapidement à écrire des logiciels de grande taille corrects, peut-être que la notion de taille était sans commune mesure avec celle que l'on connaît maintenant. La première réalisation informatique des chercheurs nancéiens est un compilateur Algol 60 pour IBM 1620. Fait en deux ans entre 1963 et 1966 et partiellement terminé au sens qu'il n'a pas pu être mis à la disposition d'utilisateurs, il constitue néanmoins un exploit puisque la machine de développement était située à Metz et accessible seulement certaines nuits.

La faiblesse des moyens informatiques, la conscience de la nature profonde des problèmes à résoudre et leur culture mathématique poussèrent Claude Pair et sa jeune équipe à s'intéresser à la théorie de l'informatique et de la compilation. Pour situer la question notons que la traduction des langages de programmation comporte deux phases qui sont à l'époque les deux problèmes essentiels du logiciel : l'analyse syntaxique qui cherche à mettre en évidence sous forme d'un arbre la structure du texte linéaire qu'est le programme et l'analyse sémantique et la génération de code qui cherchent à comprendre ce que décrit le programme pour le traduire dans un autre langage. La dualité syntaxe sémantique existe dans les langues naturelles, mais l'approche et les objectifs sont ici assez différents. Alors que l'étude des langues naturelles vise à la description du phénomène linguistique éventuellement pour son exploitation à travers la traduction automatique, l'étude des langages de programmation vise à la prescription; il s'agit de trouver le meilleur langage apte à décrire les problèmes que l'informatique doit résoudre. Mais au début des années 60, on comprenait à peine la récursivité c'est-à-dire la possibilité pour une procédure de s'appeler elle-même, alors qu'ALGOL 60 venait d'en faire la plus originale et la plus intéressante de ses constructions. De même, on se demandait à la suite d'Edsger Dijsktra si le GOTO, cette possibilité de rompre la séquence d'un calcul par un saut à une autre endroit du programme n'était par rédhibitoirement dangereux et s'il ne fallait pas préférer une programmation plus structurée. L'un des problèmes à l'ordre du jour, ces années-là parmi les chercheurs en informatique, est la définition d'un langage qui succéderait à ALGOL 60 et qui pourrait devenir une sorte de langage universel. Au sein du groupe ad hoc de l'IFIP deux factions se sont affrontées, l'une est conduite par Wirth et prône la mesure et l'efficacité de la compilation, l'autre emmenée par Van Wijndgaarden se veut résolument novatrice et propose des constructions aussi générales les unes que les autres et nécessitant des grammaires à grande puissance descriptive mais dont on ne sait pas analyser les langages correspondants et des modes de traduction dont nul n'a l'idée. La bataille est rude, le groupe Wirth la perd et propose indépendamment son propre langage qu'il nomme PASCAL. Le groupe officiel de l'IFIP quant à lui continue la définition de son mastodonte qui voit le jour sous le nom d'ALGOL 68. L'équipe nancéienne s'associe à d'autres chercheurs francophones au sein du groupe ALGOL de l'AFCET pour entreprendre la traduction française du rapport décrivant le langage et de son manuel d'utilisation. C'était peut-être une effort inutile puisqu'ALGOL 68 n'eut aucun succès. Cependant cette opération a permis aux intéressés de créer des liens avec leurs collègues grenoblois, lillois, parisiens, rennais et même bruxellois et fut donc bénéfique par effet de bord.


Dans ce contexte d'une petite équipe de chercheurs à forte culture mathématique, la syntaxe est le premier axe sur lequel se fait la mobilisation des énergies. Claude Pair avait soutenu en 1965 sa thèse d'État sur la notion de pile ce concept essentiel pour la traduction de la récursivité. Son application privilégiée est l'analyse syntaxique qui utilise intensivement la récursivité. Partant de la théorie des langages c'est-à-dire de la théorie qui étudie les ensembles structurés de mots ou de chaînes de caractères et leurs propriétés algébriques, l'équipe étudie les arbres et y généralise des notions bien connues sur les mots, notamment le concept de régularité qui est ensuite étendu à des algèbres plus générales. Puisque ces structures sont si fécondes pourquoi n'y mettrait-on pas quelques axiomes pour décrire les structures de données? C'est la voie suivie dans le cadre d'une action thématique programmée du CNRS. S'ouvrent ainsi deux voies qui sont encore deux axes très vivants du CRIN sur les spécifications algébriques (équipe PROGRAIS) et sur la déduction automatique dans les théories équationnelles et notamment la réécriture (équipe EURÉCA et PROTHEO). Les travaux sur la notion de piles se réinvestissent dans l'étude d'algorithmes de cheminement dans les graphes qui sera sans lendemain à Nancy et ceux sur l'analyse syntaxique dans l'interrogation des bases de données, l'analyse d'images beaucoup plus vivants aujourd'hui puisqu'elles sont à l'origine de l'équipe EXPRIM pour la première et de l'équipe MOVI pour la seconde. L'analyse syntaxique s'applique aussi à la reconnaissance des langues naturelles et à la communication homme-machine et sera à l'origine de la problématique des équipes DIALOGUE et RFIA du CRIN.

L'échec d'ALGOL 68 fit réfléchir les chercheurs qui avaient tant cru à la puissance de la syntaxe; ils comprirent le sucre syntaxique ne peut pas enlever l'amertume des bogue, que le problème de l'informatique n'est pas tant dans le langage lui-même et que la solution n'est certainement pas dans sa taille ou dans son universalité prétendue. Le mystère se cache dans les mécanismes de la programmation. A Nancy on s'intéresse à la prise en compte dans un même environnement des cinq concepts du logiciel à savoir la spécification, l'analyse, la programmation, l'exécution et la maintenance; le projet CIVA voit le jour en référence au Dieu indien auquel la tradition attribuerait cinq bras. CIVA traite de définition modulaire et de classes d'objets et préfigure les langages à objets si populaire aujourd'hui. A partir de 1973, la pratique de l'enseignement et la difficulté de faire passer aux débutants les concepts de base de la programmation poussèrent Claude Pair à promouvoir une méthode de programmation dite déductive qui sera longtemps la référence de nombreux chercheurs et qui ancrera un goût pour les méthodes de conception de programmes, le génie logiciel et l'enseignement de la programmation.

L'enseignement

On ne peut pas parler de science informatique à Nancy sans parler de l'enseignement supérieur, Claude Pair a toujours été passionné par les problèmes d'enseignement, n'est-il pas recteur de l'académie de Lille après avoir été professeur de lycée, directeur de l'institut de recherche sur l'enseignement des mathématiques de Nancy et directeur des lycée au ministère de l'Éducation Nationale? En 1964 le premier cours d'informatique est créé dans le cadre du troisième cycle de mathématiques appliquées, il s'appelle théorie des langages et compilation. De leur côté, les écoles d'ingénieurs introduisent dès 1964 une initiation aux langages évolués, FORTRAN surtout et l'école des Mines qui a un ordinateur IBM 1130 dès 1970 recrutera de 1972 à 1974 un professeur américain pour ouvrir une spécialisation. En 1967, s'ouvrent deux types d'enseignements: une maîtrise de Mathématiques et Applications Fondamentales abrite sous le nom d'algèbre et statistique un cours d'informatique théorique qui est le premier enseignement d'informatique de second cycle et surtout un département d'Institut Universitaire de Technologie d'informatique. Cette dernière création serait due à un lapsus du ministre de l'Éducation Nationale qui devait annoncer la création d'un département d'information et communication qui sera effectivement créé et annonça un département d'informatique. En 1968 est créée une maîtrise d'informatique et en 1973 une maîtrise d'informatique appliquée à la gestion (MIAGE) tandis que l'Institut National Polytechnique de Lorraine met en place un département informatique commun aux cinq écoles. Le DEA et le troisième cycle d'informatique voit le jour en 1972 et un DESS d'informatique le premier de ce type en France est créé en 1976, il sera à l'origine de l'ESIAL, l'école d'ingénieurs qui accueille sa première promotion en 1990. En fait, Nancy est l'une des premières villes où tous les types d'enseignements supérieurs en informatique sont représentés.

L'informatique à l'université de Metz a démarré plus tard qu'à Nancy, l'université y étant plus petite. Le premier professeur a été nommé en 1979, il a quitté Metz en 1984 pour prendre une chaire à l'École Polytechnique et il est actuellement professeur à l'École Normale Supérieure. La licence de structures mathématiques pour l'informatique a été créée en 1981, celle d'informatique en 1981 suivie par la création de la maîtrise en 1983. Un laboratoire universitaire est créée le Laboratoire de Recherche en Informatique de Metz, en 1993 il compte une trentaine de chercheurs.



Le CRIN (1980-1990)

Sur la suggestion de Wladimir Mercouroff, directeur scientifique du CNRS, l'équipe nancéienne demande son association au CNRS en 1973 et devient équipe de recherche associée en 1973 sous le numéro 364. Le premier chargé de recherche est recruté en 1974. En 1977 l'équipe change de statut et devient laboratoire associé ce qui dans la terminologie du CNRS de l'époque représente une reconnaissance supérieure, le groupe représente déjà 70 chercheurs, il faut qu'elle se trouve un nom à la hauteur de ses ambitions et de sa valeur, elle choisit celui de Centre de Recherche en Informatique de Nancy et reçoit le numéro 262. Mais à l'époque c'est un laboratoire sans mur dont les membres enseignants dans les divers établissements de la ville sont dispersés géographiquement. Pour créer un ciment, des séminaires très généraux (l'informatique n'est pas encore séparée en disciplines) ont lieu tous les jeudis où sont invités les chercheurs qui font la science informatique; les lieux de réunion alternent chaque année pour bien montrer le caractère interuniversitaire de la structure de recherche (IUT, École des Mines, Faculté des Sciences).

Le laboratoire n'a pas non plus son matériel propre à l'exception d'un MITRA 125 qui en fait n'a jamais fonctionné qu'en mode MITRA 15 rendant inutilisable une partie de sa mémoire pourtant bien restreinte, autant dire que c'est une toute petite machine très pauvre en logiciel, mais qui a le mérite d'être française, car à l'époque il n'était pas question d'acheter du matériel informatique à l'étranger. Les chercheurs en informatique nancéiens utilisent pour la plupart les services de l'Institut Universitaire de Calcul Automatique de Lorraine situé boulevard Albert 1er puis au château du Montet et qui devient le CIRIL (Centre Interrégional d'Informatique de Lorraine) en 1983. Ils utilisent des ordinateurs de la CII, société française issue du plan calcul qui donnera plus tard naissance à Bull, tout d'abord un 10 070 qui est une version francisée d'un ordinateur américain de General Electric. Son arrivée est une révolution, car il fait de la multiprogrammation (plusieurs utilisateurs peuvent se partager la machine en même temps) de plus la machine est séparée des utilisateurs qui n'y ont pas un accès direct, elle est isolée dans une enceinte vitrée qui donne une impression d'un sanctuaire. Les utilisateurs ne peuvent voir que les opérateurs s'affairer autour d'elle depuis le sas où ils déposent leurs paquets de cartes et récupèrent leurs listings. Car la multiprogrammation c'est le traitement par train; c'est-à-dire qu'au même moment s'exécutent plusieurs tâches de classes différentes, les tâches d'une même classe s'exécutant à la suite les unes des autres, c'est le train ou batch. Les programmes attendent dans des grands bacs de cartes perforées que les opérateurs viennent chercher à des heures précises. Autre avantage de la multiprogrammation, des lignes spécialisées existent et permettent d'accéder à distance à l'ordinateur ce qui évite les déplacements au centre de calcul; elles ne sont pas extrêmement fiables, ne fonctionnent qu'à certaines heures et la priorité de passage dans le train est assez faible. La multiprogrammation n'est pas encore le temps partagé et il n'est pas question que l'utilisateur puisse accéder directement à l'ordinateur à travers un terminal. Par conséquent, la mise au point d'un petit programme peut mettre des jours voire des semaines, car outre ce problème des trains toutes les heures, il y a le goulot d'étranglement de la perforation qui est confiée à une professionnelle ou faite par le chercheur lui-même si une machine perforatrice est accessible. Les premiers utilisateurs à pouvoir accéder directement à l'ordinateur, le feront sur la nouvelle machine un IRIS 80 de chez Bull. Pour cela ils utilisent des télétypes, c'est-à-dire des machines à écrire très bruyantes qui frappent le texte issu de l'ordinateur ou de l'utilisateur sur des grandes bandes de papier et qui travaillent à la vitesse de 110 bauds c'est-à-dire qu'elles sont dix fois plus lentes qu'un Minitel et encore le temps partagé n'existe que pour l'édition des programme ce qui est un progrès considérable par rapport aux cartes perforées. Il faut cependant jouer avec un éditeur qui est bogué Ñ il ne sait jamais bien où se situe la fin du texte Ñ et qui travaille directement sur le fichier ce qui fait courir des grands risques aux données qu'il manipule. Tout calcul est cependant encore exécuté dans le train, c'est-à-dire différé, mais pendant ce temps le chercheur peut éditer un autre programme, lire son journal ou surtout aider un voisin de la salle de console, car il y a une véritable solidarité. Pour le chercheur de l'époque ces difficultés et ce bruit des télétypes font partie de sa vie, il ne se rend peut-être pas compte qu'outre Atlantique les américains qui ont une industrie performante avancent à pas de géant, pendant que le protectionnisme recroqueville la communauté française qui a pourtant les atouts d'un enseignement scientifique de très haute qualité. Pour ceux qui iront là-bas ce sera le choc.

Le problème que ressentent surtout les chercheurs en informatique nancéiens est encore la dispersion géographique, mais grâce à des efforts conjugués la Faculté des Sciences dégage en 1981 à Vandoeuvre sur son campus 1 300 m2 qui sont étendus en 1985 à 3 000 m2 dans le cadre de la restructuration de l'économie lorraine. À la même époque est créée une unité de recherche de l'Institut National de Recherche en Informatique et Automatique sous le nom d'INRIA-Lorraine, il coopère avec le CRIN à travers deux puis six projets associés. Ces deux organismes s'installent en 1992 dans un bâtiment de 7 000 m2 situé sur le campus de Vandoeuvre-Villers.

Le matériel informatique s'améliore considérablement. La politique nationale évolue sous la pression des laboratoires de recherche en informatique. Les informaticiens français ont le droit d'acheter les mêmes ordinateurs que leurs collègues européens et américains, voire que leurs collègues des autres disciplines qui pouvaient ne pas acheter français s'il s'agissait de l'annexe d'un grand équipement! Le CRIN acquière en 1984 un VAX 750 de la société DIGITAL. Les chercheurs installent sur cet ordinateur un système d'exploitation moderne qui s'appelle UNIX. Très populaire dans les universités américaines, ce système est peu connu en France et le VAX du CRIN est l'un des premiers à l'utiliser, c'est devenu le système d'exploitation de toutes les stations de travail et celui de la plupart des ordinateurs. En même temps le CRIN est le premier laboratoire de recherche à installer un réseau local Ethernet. De ce point de départ commence une nouvelle ère de la recherche en informatique fondée sur des stations de travails (il y en a près de 200 1993) et des ordinateurs spécialisés connectés grâce à un réseau.

Les chercheurs se spécialisent et les thématiques s'organisent. Aujourd'hui les recherches de la communauté s'orientent autour de la communication homme-machine (vision et image, communication parlée, connaissance), des outils de la programmation et du génie logiciel et de la déduction automatique. La science nancéienne est reconnue, Jean-Marie Pierrel reçoit le prix IBM du jeune chercheur en informatique en 1986 et l'équipe EURECA la médaille d'argent du CNRS en 1987. Les chercheurs vainquent le barrage de la langue anglaise dominante dans la science informatique des années 1980 à cause de la suprématie des États-Unis, ils sont nombreux à faire des séjours outre-Atlantique dans les universités les plus prestigieuses: MIT, Stanford, Université d'Illinois, etc. En 1990, à l'initiative du CRIN, l'Université de Nancy 1 confère à John Backus l'inventeur de FORTRAN, l'un des pères d'ALGOL et de la programmation fonctionnelle et titulaire du prix Turing le titre de Doctor Honoris Causa. En 1993, la tendance change légèrement car les plus jeunes choisissent des séjours post-doctoraux au Japon ou en Europe, là où peut-être se joue l'informatique de demain. Réciproquement des chercheurs de tous pays visitent le CRIN.

Aujourd'hui la communauté de recherche en informatique nancéienne toute entière regroupée dans le CRIN et en coopération avec l'INRIA-Lorraine, pour ce qui concerne la recherche informatique de cet institut, est forte de près de 200 chercheurs dont 80 sont sur postes à l'université, 15 sont chercheurs au CNRS et 10 sont chercheurs à l'INRIA, le reste est constitué de visiteurs étrangers et de chercheurs en formation doctorale. Sa renommée est internationale et il joue un rôle clé dans l'animation de la recherche française. Son équipement est performants: 200 stations de travail, un réseau haut débit et de nombreux sous-réseaux, un bâtiment moderne et fonctionnel. Les pionniers les plus optimistes de la fin des années 50 n'auraient pas pu imaginer cela.


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Notes de la rédaction
  1. Elle est visible en ligne sous :
  2. L'ouvrage a été édité en 1948 par le MIT et traduit en français en 2014.
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La page de référence « La science informatique en Lorraine (1996) Lescanne » est sur le wiki Wicri/Informatique.