C.-R. Congr. Soc. savantes Paris dép., Sect. sci. (1901) Petit

De Wicri Nancy

Conférence sur la Brasserie dans l'Est


 
 

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Cette page est une réédition diplomatique d'un article de Paul Petit en 1901.

Par M. PETIT.

Le document


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La brasserie est l'une des grandes industries de noire région : celle-ci fournit, en effet, annuellement environ 1 million d'hectolitres, soit un dixième de la production totale française, et celte proportion s'élève à un quart, si l'on fait abstraction des deux départements du Nord et du Pas-de-Calais.

La bière fabriquée dans l'Est appartient au type dit de fermentation basse. Elle est fermentée pendant douze à treize jours à une température n'excédant pas 9 degrés, puis elle séjourne deux à trois mois dans des caves refroidies vers i degré, et cette basse température est maintenue constante, parfois à l'aide de glacières, le plus souvent par de puissantes machines frigorifiques capables de produire jusqu'à 3,000 kilogrammes de glace par heure.

La fabrication des bières est dirigée de façon que leur fermentation soit sensiblement complète au moment de la livraison, et, malgré cela, leur richesse alcoolique est de 4 à 5 p. 100 seulement. Elles contiennent en moyenne de 6o à 65 grammes de substances dissoutes par litre, formées par des sucres, des albuminoïdes, des phosphates, c'est-à-dire qu'elles constituent non seulement une vraie boisson hygiénique, mais encore un aliment complet. J'appelle votre attention sur ce fait, que la fermentation est complète au moment où ces bières sont livrées à la consommation ; en effet, de telles bières ne sont plus capables de donner un dépôt de levure après livraison, et ceci a une importance hygiénique considérable, car le docteur Roussy a montré que la levure mise, à ia température ordinaire, au contact d'un liquide introduisait dans celle-ci des toxines dont il a constaté l'action nocive sur l'organisme. Une bière incomplètement fermentée et donnant, par suite, de la levure après livraison contiendra donc ces toxines, tandis qu'une bière complètement fermentée ne peut les fournir.


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La réputation des bières fabriquées dans la région de l'Est est d'ail- leurs assez bien établie j>our que je puisse me dispenser d'insister sur ce point : disons seulement que le capital engagé dans la brasserie de la région est voisin de 100 millions el qu'une forte partie de sa production est consommée dans toutes les parties de la France, — aussi en Algérie el Tunisie, — et qu'elle figure pour une pari, importante dans l'exportation française.

La principale concurrence des bières de la région est constituée par les bières brunes de Bavière, auxquelles certaines personnes attribuent une im- mense supériorité, tant au point de vue hygiénique qu'à celui de l'alcool et de la qualité. On comprend très bien que l'on puisse préférer la bière de Munich comme goût personnel, el cette bière, consommée à Munich même, est sans doute excellente et saine, mais il n'en est pas toujours de même lorsque cette bière a voyagé et, lorsqu'elle est consommée en France. En effet, le taux d'alcool un peu plus faible, le goût sucré et la saveur pâteuse, ou, comme on dit, la bouche delà bière de Bavière sont dos à une fermen- tation incomplète : il en résulte que la bière brune est livrée avec une atté- nuation moyenne de 48 p. 100, tandis que les bières françaises atteignent en moyenne 60 p. 100; aussi, lorsque la bière de Munich n'est plus sou- mise à une température voisine de — o degré, c'est-à-dire lorsqu'elle arrive au consommateur en France, la fermentation reprend, il se fait un dépôt de levure dans les fûts el dans les canettes, et les toxines découvertes par le docteur Roussy entrent en jeu.

Est-il bien juste de considérer comme plus saine une bière qui l'enferme des toxines?

11 n'existe qu'un seul moyen d'empêcher la formation de levure dans ces bières incomplètement fermentées, c'est de leur ajouter un antiseptique énergique, tel que l'acide salicylique. Ce procédé était abondamment usité il y a une douzaine d'années, et il avait mérité aux bières de Bavière le nom peu enviable de poison allemand, à elles donné par M. Robert Charlie, et aussi une condamnation formelle de l'Académie de médecine. Maintenant l'acide salicylique est extrêmement rare, mais les toxines restent; et il eu sera de-même tant; que les bières de Munich conserveront leur cachet, c'est-à-dire tant qu'elles seront incomplètement fermentées.

Les effets nuisibles des bières incomplètement fermentées sont, du reste, connus depuis longtemps, puisqu'il existait en Suisse un règle- ment de police interdisant; la mise en vente des bières ayant une atténua- lion inférieure à 48 p. 100. Or, les bières de Munich ne l'atteignent pas toujours.

D'autre part, el comme argument supplémentaire, les partisans aveu- gles des bières de Munich prétendaient que ces bières étaient fabriquées seulement avec du malt et du houblon, tandis que les bières françaises en général étaient l'objet de falsifications atroces. Des imaginations trop vives,


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inspirées par ries lectures incomprises, lançaient les accusations fantaisistes de bières alcoolisées, de buis ou de strychnine au lieu de houblon, d'acide picrique comme colorant, etc. Ce sont là des adultérations que personne n'a jamais vues et qui ne se rencontrent que dans les livres ou peut-être dans les recherches médico-légales ; mais si un empoisonneur, pour com- mettre un crime, s'avise de mettre de la strychnine dans le pot-au-feu, ira- t-on prétendre que le boeuf esi habituellement falsifié avec de la strychnine et que tous les bouchers sont des empoisonneurs? C'est tout à fait le môme raisonnement que pour la bière. L'accusation si souvent répétée de bières françaises alcoolisées ne tient pas plus debout. En effet, il faudrait aux brasseurs une forte dosé de naïvelé pour ajouter de l'alcool à 3 francs le litre, alors qu'ils peuvent le jn'-oduire à un prix quatre fois moindre dans la cuve à fermentation, et il serait ridicule d'alcooliser les bières alors que tous les consommateurs réclament des bières peu alcooliques. Nos brasseurs sont gens trop avisés pour commettre des erreurs aussi grossières, et, mal- gré les clameurs en faveur de la bière de Bavière, il faut bien reconnaître qu'au point de vue hygiénique nos bières ne sont en rien inférieures et qu'elles présentent, en outre, l'avantage de ne pas former de toxines nuisi- bles à la santé. I

La.brasserie est,, dans notre région, une industrie assez importante pour mériter de retenir un instant votre attention : niais nous avons ici un motif spécial de vous en parler : c'est que nous possédons une Ecole de brasserie faisant jwlie intégrante de notre Université, et qui a été créée, puis agran- die, avec le concours des brasseurs. Permettez-moi de vous dire brièvement comment, noire Université a été conduite à devenir ainsi la collaboratrice d'une grande industrie régionale et de vous indiquer en peu de mots le but et le fonctionnement de noire Ecole. !

Nous avons pensé, à Nancy, que les universités qualifiées légalement de régionales devaient s'intéresser spécialement au pays où elles étaient instal- lées. 11 ne suffisait pas évidemment de s'occuper des fossiles, de la flore, voire des minerais, au point de vue purement spéculatif, mais il convenait que l'Université, par quelques-uns de ses enseignements et les travaux de certains de ses membres, cherchât à favoriser [le dévehrppement des indus- tries régionales. Eu tout cas, un essai de cette conception méritait d'être fait et la brasserie nous a jiaru fournir un terrain très favorable.

En effet, c'est une grande industrie: elle a pour concurrente immédiate l'Allemagne, et nous sommes assez près de k frontière pour pouvoir con- naître l'organisation des concurrents.

Or, l'Allemagne possédait depuis longtemps de nombreuses écoles de brasserie, avec des laboratoires spéciaux, qui fournissaient aux brasseurs le contrôle de leur fabrication et des renseignements techniques de grande valeur pratique. La réputation de ces instituts est solidement établie par les résultats qu'ils ont donnés, et ils ont été utilisés par un petit nombre de


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brasseurs français, mais sans que l'enseignement technique ou les services de ces laboratoires spéciaux aient pu se répandre beaucoup dans notre pays.

C'est un institut de ce genre qu'on a créé en 1893 à la Faculté des sciences de Nancy : les brasseurs ont. contribué pour une large part, à sa fondation, et, lorsqu'un agrandissement est devenu nécessaire en 1897, nous avons retrouvé le même concours non seulement dans la région, mais encore dans toute la France.

Nous avons donc actuellement : d'une part, un laboratoire qui fait pour les brasseurs le contrôle de la fabrication. soit par les analyses chimiques, soit, par le microscope: et, d'un autre côté, une École accessible à tous ceux qui ont une connaissance pratique de la brasserie, c'est-à-dire qui ont tra- vaillé pendant six mois au moins dans une brasserie.

Les cours comprennent uniquement des questions susceptibles d'appli- cations pratiques, c'est-à-dire : technique de la brasserie et de la malterie; analyses chimiques et bactériologie appliquées à la brasserie: contrôle de la fabrication : machines employées en brasserie.

Gomme travaux pratiques, en dehors des analyses et du microscope au point de vue de la pureté des levains et des accidents de fabrication, les élèves brassent eux-mêmes à la brasserie installée à l'Ecole et qui comprend, pour 10 hectolitres, Ions les appareils et machines usités dans les grandes usines. Cette installation est indispensable, car on ne se propose pas évidem- ment de faire des chimistes ou des bactériologistes, mais seulement de donner aux élèves l'habitude et les moyens de contrôler leur fabrication et de la diriger rationnellement. Or, les cours peuvent bien indiquer les trans- formations effectuées en brasserie et la marche générale du contrôle, mais il faut encore que les élèves puissent appliquer à l'Ecole même ces prin- cipes, en reconnaître l'utilité et conserver en quelque sorte comme modèles les marches de fabrication 1res variées et les opérations de contrôle qu'ils ont laites.

Les résultats que nous avons obtenus ont été très satisfaisants, car notre laboratoire étend maintenant sou action dans toutes les parties de la France, et. même jusqu'en Espagne, et nous recevons en moyenne 35 élèves par an : une moitié environ sont des ouvriers, l'autre des brasseurs, et nous avons eu la satisfaction de voir que la plupart de nos anciens élèves avaient été appréciés dans les usines où ils ont été ensuite placés.

Cet essai, que nous avons fait pour la brasserie et qui lui a réussi, nous semble présenter quelque intérêt, en ce qu'il marque une orientation nou- velle des Universités. Celles-ci, sans rien sacrifier de la haute culture, peu- vent et doivent même, à notre avis, se rapprocher par quelque côté des in- dustries du pays : il est simplement juste que les moyens de recherche mis à la disposition des Universités rendent des services effectifs. C'est ce qui se fait depuis longtemps à l'étranger et c'est ce que nous faisons aussi à Nancy, dans la mesure de nos forces.


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D'ailleurs, notre exemple a été suivi, puisqu'à Bordeaux l'industrie des résines a, elle aussi, son laboratoire à la Faculté des sciences-.'à Grenoble, c'est un institut d'électricité industrielle, et d'autres suivront.

J'ajoute, rjour finir,- que ce que nous avons trouvé et qui nous a été-très précieux, c'est le concours et la sympathie des brasseurs, d'abord dans la région même, ensuite dans toutes les parties de la France, et c'est pour moi un grand plaisir que de leur exprimer encore une fois toute notre re- connaissance.