Revue des deux mondes (1864) Roland à Roncevaux

De Wicri Chanson de Roland
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L'article

Lorsqu’un ingénieux et savant écrivain publiait ici même autrefois ses remarquables études sur la chevalerie[1], il ne se doutait guère que, parmi tant de trésors littéraires, ces pages fécondes contenaient aussi tout un grand opéra. Depuis le jour où M. Ampère semait le germe jusqu’au jour de l’épanouissement, plus d’un quart de siècle s’est écoulé; vingt-six ans pour mener à terme une partition, c’est presque ce qu’il faut à Dieu pour faire un chêne! À cette époque, il advint que M. Mermet cherchait un sujet : quel musicien, du plus grand au plus infime, n’en est là, quœrens quem devoret? Un moment son esprit à tendances épiques s’arrêta aux Niebelungen, qui plus tard devaient fixer M. Richard Wagner; mais bientôt le sujet, par son horreur, l’effraya. Il voulait un rôle de femme, de la passion, de la tendresse, et dans cette grandeur ne rencontrait que barbarie. Il lisait donc, compulsait les manuscrits de la Bibliothèque, prenait des notes, mais sans avancer. Tout en sachant ce qu’il voulait, il ne trouvait pas. Que faire? S’adresser aux maîtres du genre, leur demander un poème selon son goût? M. Mermet ne l’eût osé; contre l’excès d’une pareille démarche, la conscience de sa profonde obscurité le défendait. D’ailleurs, si modeste qu’il fût, ce musicien se sentait de force, le cas échéant, à se tailler lui-même sa besogne. Il y a chez M. Mermet un bon fonds littéraire, une sorte de carrure intellectuelle qu’on remarquera chez presque tous les hommes qui se rattachent plus spécialement à la tradition directe de Gluck. L’étude d’Ampère, paraissant sur ces entrefaites, fut le trait de lumière. Pour cette imagination possédée des souvenirs d’Armide, quelle évocation subite! quel délire! Roncevaux, Roland, la belle Aude, et Durandal la vivante épée, et Olifant le cor d’ivoire! Le poème d’abord, la musique ensuite : un rêve inénarrable,

Rêve de Table-Ronde et de chevalerie,


dont il fallut pourtant se réveiller un beau matin pour s’en aller courir les directeurs de spectacle! Ici la situation se compliquait, attendu qu’aux yeux de ce monde peu avenant des théâtres M. Mermet ne possédait pas même l’avantage, bien ordinaire cependant, d’être un simple inconnu. Chose triste à dire, le candidat avait débuté et mal débuté. Personne aujourd’hui ne se souvient du Roi David, partition éphémère dont un caprice de Mme Stoltz fit et défit la destinée. Il n’en est pas moins vrai que la mauvaise fortune de cet ouvrage devait longtemps peser sur l’auteur. Au théâtre, les premières impressions ne s’effacent guère, surtout quand elles sont fâcheuses, car alors la malveillance ne néglige point de les exploiter. Tout en faisant preuve dans le Roi David de certaines velléités dramatiques, M. Mermet avait laissé voir une grande inexpérience instrumentale. C’en était assez pour qu’on lui refusât à jamais le droit d’assembler un orchestre. Des études implacables auxquelles il s’était livré, de ses efforts, de ses progrès, on ne voulait pas tenir compte, et Roland, qui mourut à Roncevaux, vivait à Paris battant l’estrade.

On ferait un poème avec l’histoire de cette partition. Pour en arriver là où nous la voyons aujourd’hui, que de tribulations! quelle odyssée! Attendre, se morfondre, heurter à coups redoublés à toutes les portes, les voir un instant s’entr’ouvrir, puis aussitôt se refermer inexorablement, c’est l’ordinaire de presque tous ceux qui commencent; mais je doute que jamais homme, poète ou musicien, ait plus bravement que M. Mermet tenu tête à ces incroyables vicissitudes de l’existence d’artiste. À ce compte, il faudrait déjà le vanter pour son courage et son imperturbable entêtement; disons aussi que l’entreprise était singulière, et qu’il n’arrive pas tous les jours qu’on aborde facilement une grande scène lyrique avec une partition en quatre actes dont on a soi-même écrit le poème. Aux temps où régnaient les maîtres, où d’année en année d’illustres ouvrages se succédaient à l’Opéra, l’événement auquel nous venons d’assister n’eût pas été possible, et c’est au moins une consolation dont le public aurait mauvaise grâce à ne se point payer. Même des situations les plus fâcheuses peuvent naître certains avantages, et si nous devons chercher l’une des causes de la mise à la scène de Roland, à Roncevaux dans la détresse absolue d’un répertoire qui depuis trois ans, chose inouïe! ne s’était pas renouvelé, félicitons-nous pour cette fois de la circonstance, mais à la condition qu’on n’en abusera pas, car le vrai mérite pourrait bien ne pas se trouver là tous les jours à point nommé pour aider les imprévoyans et les inhabiles à sortir d’embarras. — J’ai parlé de l’intrépide persistance de M. Mermet. Pendant quinze ans. cette attitude ne s’est pas un seul instant démentie : honnête, calme, résolue, implacable en sa modération. J’en ai connu de plus fougueux, de plus rétifs, qui s’élancent à l’assaut de la forteresse au risque de se rompre le cou; M. Mermet procédait d’autre sorte : on le voyait froidement tracer ses circonvallations, reconnaître la place, l’entourer d’ouvrages avancés, puis, au moment où l’on s’y attendait le moins, l’abandonner et s’en aller porter son siège ailleurs. Au reste, ni colères ni jactances; dans son tempérament, rien d’échevelé, rien qui trahît l’apostolat. M. Mermet ne fut jamais l’homme d’une idée, d’un système; c’est l’homme d’une partition. Il avait fait Roland à Roncevaux, et s’était juré à lui-même de ne pas mourir sans avoir vu représenter son œuvre. De là ces efforts que nul mauvais vouloir ne rebutait, ces démarches dont nul obstacle ne déconcertait la régularité méthodique. Rompue d’un côté, vite la négociation se renouait d’un autre, pour ne pas mieux réussir, il est vrai, mais sans que cette nature tenace et débonnaire se laissât infliger la colère ni le découragement. Vers la fin cependant, quelque ironie se faisait jour; l’auteur, tant de fois déçu dans ses espérances les plus chères, tant de fois molesté, se défiait, et quand un directeur de spectacle, le rencontrant, lui venait parler de monter Roland, M. Mermet haussait les épaules et poussait même l’irrévérence jusqu’à rire au nez du personnage; mais ce n’étaient là que boutades et feux de paille. Avec la réflexion, la conviction bientôt revenait; avec la conviction, le courage et la force; puis l’acharné lutteur se prenait de nouveau à rouler vers quelque cime inaccessible le rocher de Sisyphe de cette partition, qui, toujours soulevé, lui retombait toujours sur les épaules. D’autres ont des amours, des passions, des intérêts de famille et de fortune; lui ne connaissait au monde que Roland : c’était le passé, c’était le présent et l’avenir. Il en souffrait, il en pleurait, mais il en vivait. On ne sait pas ce que pour un tel homme peut contenir d’ivresses ce tonneau des Danaïdes qu’on appelle une partition. Vous y jetez vos larmes, vos misères, vos désespoirs de chaque jour, et tout cela remonte à votre esprit, à vos oreilles, en fulgurantes harmonies. Que de mécomptes oubliés, de douleurs, même physiques, vaincues avec un air qu’on ajoute à Roland, un morceau d’ensemble qu’on orchestre! Tâche incessante, dont c’est l’irrésistible attrait que jamais elle ne s’achève! On y revient comme à sa chimère, on refait ce qu’on a déjà fait, et en attendant la vie se passe, les douleurs s’usent, les plaies se ferment, car le travail a cela de bon, que, même dans le vide, il faudrait encore l’exercer. Dût-il ne rien produire, il fait oublier.

Cependant les amis de M. Mermet tenaient la campagne; Roland peu à peu gagnait du terrain. Un honnête homme, quand il a du mérite, finit toujours par trouver des gens qui l’aident. Cette ressource ne devait point manquer à M. Mermet, et ce n’est pas un médiocre honneur pour l’auteur de Roland à Roncevaux d’avoir su, par l’estime et la sympathie que personnellement il vous inspire, attacher à sa fortune musicale toute une Modèle:Tiret2 de beaux esprits dont le concours ne s’est plus démenti. Non que ce témoignage tînt beaucoup du prosélytisme; ce n’était point une secte proclamant son chef, mais tout simplement un groupe d’hommes éclairés se donnant pour mission d’appeler l’attention du public sur l’ouvrage d’un musicien qui leur semblait n’être pas de ceux qu’on doive indéfiniment laisser à l’écart. — Un moment le Théâtre-Lyrique parut vouloir s’accommoder de l’affaire : la pièce convenait, la musique aussi. Tant de vicissitudes allaient donc enfin avoir leur terme. Chacun se le disait, quand tout à coup le vent tourna; les Troyens de M. Berlioz venaient de se montrer à l’horizon, et l’enthousiasme ondoyant du directeur du théâtre, sans se refroidir, changeait d’objet. Aux ailes d’oiseau du heaume féodal de Roland dont on l’avait vu coiffé pendant une quinzaine, il préférait désormais la crinière de cheval du casque d’Énée : des casques et des couleurs, il ne faut point disputer. Qui reçut le coup en pleine poitrine? Ce fut M. Mermet; il rentra chez lui sans se plaindre, enfouit sa partition dans une malle, et dit à ses amis: « N’en parlons plus! » Un soir, vers cette époque, je le rencontrai aux alentours de l’Opéra. — Et Roland? m’écriai-je. — Roland, me répondit-il d’un air consterné, il est mort! puis soudain, se reprenant et comme dans un accès d’hallucination douloureuse, «mais pas si mort, qu’il ne revienne. Je m’étais juré de n’y plus penser, et pour me tenir parole je l’avais enterré dans un vieux coffre sous des hardes; mais, bah! le trépassé a fait des siennes! Cette nuit, comme je rentrais pour me coucher, j’ai trouvé mon appartement illuminé a giorno et debout devant la cheminée, devinez qui? Roland! oui, Roland dans sa grande armure qui m’attendait pour me chanter ma partition. Puis à la file sont venus les autres personnages : Alde et Saïda, l’archevêque Turpin, l’émir de Saragosse, le traître Ganelon, toute la fantasmagorie, et la danse a commencé ! une fière musique, allez! une exécution atout enlever; c’était splendide ! » Certains hommes sont des voyans, et telle divagation nocturne, produit du découragement et de la souffrance, contient mainte fois le premier mot d’une énigme dont ils ne connaîtront que plus tard le secret. En assistant à l’Opéra, l’autre soir, à la première représentation de Roland à Roncevaux, l’idée nous revenait de cette scène d’ironie et d’amertume, et le succès nous charmait d’autant plus que nous avions depuis des années suivi de plus près l’auteur à travers ses inexorables tribulations. On nous eût dit alors que ce fameux rêve de gloire entrevu dans une nuit d’angoisse et de désespoir se réaliserait un jour dans toute sa magnificence, qu’une telle assertion nous eût trouvé fort incrédule. Il est vrai que l’homme jamais ne s’avise de tout. Sous cette partition, dont on se contentait de recommander la musique, se cachait un élément de fortune auquel il semble que les plus intéressés n’avaient pas un instant songé. Une œuvre que remplit le nom de Charlemagne ne saurait dans un temps comme le nôtre rester en chemin, et tôt ou tard le grand souffle qui l’anime et lui sert de


Voir aussi

Source
https://fr.wikisource.org/wiki/Revue_musicale_-_%27%27Roland_%C3%A0_Roncevaux%27%27,_de_M._Mermet
  1. Voyez la Revue du 1er et 15 février 1838.