Mémoire épique et Génie du lieu (2017) Tarabout

De Wicri Chanson de Roland

Charlemagne en pays malabar.

Enjeux locaux.


 
 

logo travaux Article en cours de réédition
   
Titre
Charlemagne en pays malabar. Enjeux locaux
Auteur
Gilles Tarabout, sous la direction de Caroline Cazanave.
In
Mémoire épique et Génie du lieu ,2017. pp. 317-328.
Source
HAL,
https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01800670/document

L'article

Il existe à l’heure actuelle sur la côte sud-ouest de l’Inde, dans l’état régional du Kérala, un théâtre chrétien dont l’origine remonte au XVIe siècle et où sont célébrés, entre autres, les exploits de Charlemagne et de ses pairs : le Chavittu Nâtakam, littéralement « théâtre en frappant des pieds ». Il est pratiqué au sein d’une petite communauté de catholiques, où prédominent des gens originaires de castes de pêcheurs et de récolteurs de vin de palme. Que peut représenter pour eux la geste carolingienne ? Les lignes qui suivent voudraient apporter un éclairage sur cette question et comprendre cette pratique théâtrale dans son contexte. La présentation du répertoire et de la scénographie y sera limitée aux éléments utiles pour ce propos.

J’ai seulement eu la possibilité au début des années 1980 d’assister à un « échantillon » de Chavittu Nâtakam lors d’un festival de musique, de théâtre et de danse à Trivandrum, la capitale du Kérala – festival destiné à présenter aux citadins comme aux touristes le patrimoine culturel de la région. J’utiliserai par conséquent très largement des études publiées[1]. Si cela interdit de procéder à une étude approfondie et originale du Chavittu Nâtakam en tant que tel, ces sources forment au contraire le matériau d’étude indispensable pour traiter des prises de position auxquelles il donne lieu, et de sa place dans les dynamiques sociales locales.

Un théâtre chrétien au Kérala

Le Kérala est l’un des états de l’Union indienne. Sa formation remonte à 1956, lors d’une réforme territoriale effectuée selon des critères linguistiques. La langue dominante y est le malayâlam, une langue dravidienne comme le tamoul, parlé dans l’état voisin du Tamil Nadu. Au plan religieux, le Kérala se caractérise par la présence d’importantes minorités musulmane et chrétienne, respectivement 24,7% et 19,0% de la population de l’État au recensement de 2001. Les chrétiens comprennent de nombreuses dénominations, qui tendent à reproduire une hiérarchie de statuts similaire à celle qui caractérise les castes hindoues. Il est courant de distinguer trois grands groupes, entre lesquels les intermariages sont rares. Les chrétiens dits « syriens » ou « de Saint-Thomas » affirment descendre de convertis du premier siècle de notre ère à l’issue d’une évangélisation qu’aurait menée l’apôtre Saint Thomas parmi les hautes castes locales. Ce groupe de chrétiens, qui se considère de plus haut statut que les autres, est réparti entre l’église catholique romaine, où ils suivent des rites « orientaux » (syro-malabar et syro-malankara – leur langue liturgique était autrefois le syriaque), et diverses églises « orthodoxes » (jacobites et chaldéennes) ou autocéphales. Les chrétiens « latins », ceux qui nous concernent plus directement ici, font remonter leur origine aux conversions effectuées par les missionnaires portugais au XVIe siècle parmi des castes de statut déconsidéré vivant sur la côte – essentiellement, je l’ai indiqué, des castes de pêcheurs et de récolteurs de vin de palme ; ces chrétiens sont tous des catholiques romains de rite latin ; ils ont des diocèses et des églises spécifiques, distincts de ceux des catholiques romains de rite oriental. Un troisième grand groupe de statuts est formé par les protestants de différentes dénominations, qui descendent de convertis plus récents, XIXe ou XXe siècle ; ils sont généralement de statut très infériorisé[2].

Le Chavittu Nâtakam, pratiqué exclusivement au sein des catholiques latins, tire son nom d’une technique particulière consistant, pour les protagonistes, à lever haut le pied pour l’abattre ensuite violemment et frapper la scène en bois sur laquelle ils évoluent. Cette scène, construite en plein air à proximité de l’église du village ou du quartier, peut mesurer jusqu’à 40 ou 50 m de long[3] ; elle est surélevée de 2m. Son martèlement caractéristique, décuplé lorsque les acteurs sont nombreux, est à la fois sujet de fierté pour les interprètes – un bon spectacle est supposé faire plier l’estrade – et de dénigrement de la part d’autres communautés qui y voient le signe d’un jeu frustre, lui donnant le sobriquet de Tattupolippân Nâtakam, « théâtre pour défoncer les planches ».

Le style est héroïque, et les scènes comportent souvent un combat à l’épée. Les premières pièces remontent sans doute au XVIe siècle. Le répertoire, sauf pour la période récente, est dominé par la glorification du christianisme et sa victoire sur ses ennemis, les « Turcs ». Les acteurs sont tous des hommes. Un spectacle peut en mobiliser plusieurs dizaines. Face au public, ils chantent leur texte. Chaque couplet est repris par un chœur situé au fond ou sur le côté de la scène, accompagné de percussions. Les chants sont ponctués de danses vigoureuses –occasion de pratiquer les fameuses frappes du pied. Le spectacle durait autrefois toute la nuit, jusqu’à l’aube, au moment des célébrations de Noël, de Pâques, ou lors de la fête paroissiale. Certaines pièces, comme celles qui forment le cycle de Charlemagne, pouvaient s’échelonner sur plusieurs nuits successives.

La structure type d’une représentation comporte un concert initial de percussion, « l’appel », pendant lequel la troupe se prépare. Puis un hommage public est rendu au maître de la troupe (annâvi, un terme tamoul) par deux jeunes garçons, qui chantent ensuite un résu- mé de la pièce qui va suivre. La fin du spectacle se conclut par un chant d’action de grâces. Durant la représentation, le maître de troupe est sur scène, donnant ses instructions et ses commentaires. Un bouffon (kattiyakkâran ou kattiyan, autres termes tamouls) vient aussi égayer l’assistance par ses pitreries, et dialogue avec le maître, ce qui permet d’expliquer l’action aux spectateurs, par le jeu des questions-réponses en malayâlam courant : le texte des pièces anciennes est en effet difficilement compréhensible pour une audience actuelle. Cette structure est comparable à celle de très nombreuses formes théâtrales indiennes.

Les costumes sont l’objet d’une élaboration particulière – les plus somptueux peuvent se voir récompensés par un prix. Ils sont typiquement fabriqués avec du velours, de la soie, décorés de fils d’or ou d’argent pour un effet plus somptueux : « L’empereur entre en tenue régalienne avec une couronne et un sceptre éblouissants, incrustés de perles, escorté de ses soldats avec leur armure et leur heaume romains. C’est une vision impressionnante » [4]. Une photographie prise en 1932, où l’on voit Olivier affronter un « prince maure », certainement Fierabras, révèle en effet un souci d’élaboration des costumes selon un imaginaire de l’occident médiéval assez libre mais correspondant pour partie, sans doute, à la vision que pouvait en proposer le XVIe siècle européen – des costumes comparables seraient, selon une remarque rapportée par l’auteur, utilisés dans des spectacles au Mexique[5] et supposent une diffusion liée à l’expansion espagnole et portugaise.

Le répertoire le plus ancien pourrait remonter à la deuxième moitié du XVIe siècle et a été écrit en tamoul – alors encore largement utilisé au Kérala parmi les castes qui furent évangélisées par les Portugais – ou dans un malayâlam très tamoulisé. Les premiers auteurs sont connus comme « Serviteur de Jésus » ou « Serviteur de Marie », mais on ne sait rien de précis sur eux[6] ; les missionnaires de l’époque se désignaient par ces termes, et il pourrait s’agir dans ce cas particulier de jésuites, les seuls à bénéficier d’un entraînement linguistique poussé et d’une connaissance des cultures locales leur permettant d’écrire en tamoul, et valorisant par ailleurs le théâtre comme moyen d’édification et de prosélytisme, en particulier au XVIIe siècle[7]. On sait qu’ils furent très actifs sur cette côte et sur la côte tamoule voisine à partir de 1542, date de l’arrivée de saint François-Xavier en Inde et du début de sa campagne d’évangélisation de masse parmi les basses castes. Ce premier répertoire comporte des pièces édifiantes sur des thèmes bibliques ou sur des vies de saints[8], ainsi que l’important cycle de pièces inspirées de la geste carolingienne, qui est demeurée emblématique du Chavittu Nâta- kam. Le répertoire s'est élargi et diversifié au cours des siècles. Le XVIIe est marqué par un auteur venu du pays tamoul, Chinnatambi Annâvi, un religieux auquel est attribué un rôle déterminant dans la consolidation de la forme du Chavittu Nâtakam. Alors que la présence portugaise disparaît du Kérala après 1663, date de la prise de leur fort à Cochin par les Hollandais, la production de pièces se poursuit avec des auteurs malayâlis, qui recourent de plus en plus au malayâlam (tout en respectant une métrique tamoule) et diversifient les thèmes, jusqu’à l’heure actuelle. Mais l'histoire de Charlemagne reste parmi les plus jouées[9]

Les textes se sont transmis de maître à disciple, chaque maître procédant aux interpo- lations et aux adaptations qui lui semblaient nécessaires. Les cahiers qui, aujourd’hui, en sont le support sont jalousement préservés par les maîtres actuels. Il n’existe pas d’édition des pièces anciennes.

Le cycle de Charlemagne

Le cycle de Charlemagne (Kâralsmân nâtakam, « drame de Charlemagne ») est divisé en cinq pièces, qui demandaient autrefois une quinzaine de nuits pour être représentées dans leur intégralité[10] :

  • Enfance de Roland (Cinna Rôldôn, « Petit Roland »), fils de Berthe (Bêttu), sœur de Charlemagne, et du Comte Millon (le « ministre » Milân) ; -
  • Histoire de Charlemagne et de ses pairs luttant contre les « Turcs » en Espagne, comprenant l’épisode de Fierabras (Perabrâsu) et de sa sœur Florippes (Plôrippîsu), enfants de « l’Empereur Albirânt »[11] ; amour de Florippes pour Gui de Bourgogne (Guyidavar Goññu) ; - Histoire d’Angélique (Âñcalikka katha), fille de « l’Empereur Abdul Rahman » ;
  • Histoire de Balduvino (?) / Baudouin (?) (Vâlduvinu katha) ;
  • La mort des pairs (Pârimârute maranam) lors de la bataille de Roncevalles (Rônsivâlasu), à la suite de la trahison de Ganelon (Galalôn).

Selon une opinion répandue parmi les chercheurs malayâlis, ce cycle serait fortement inspiré de l’Orlando Furioso[12]. Il faut sans doute nuancer cette hypothèse. Dans le Chavittu Nâtakam, selon l’information disponible, aucune mention n’est faite de la folie furieuse de Roland, élément essentiel, pourtant, du poème de l’Arioste ; quant à « l’Histoire d’Angélique », le bref synopsis fourni dans les sources[13] mentionne seulement l’existence d’une multiplicité d’aventures merveilleuses lorsque Roland cherche Angélique, occasion de nombreux effets spéciaux, ce qui suggère aussi bien la possible influence de l’Orlando Innamorato de Boiardo. La partie du cycle portant sur les aventures de Charlemagne en Espagne, la plus développée, semble plutôt inspirée des récits populaires autour du duel entre Olivier et Fierabras, et des aventures des pairs de France aidés par Florippes, éprise de Gui de Bourgogne. On est là dans l’héritage de la chanson de geste de Fierabras, et sans doute plus particulièrement dans celui des adaptations de sa version en prose publiée en 1478 par Jehan Bagnyon et traduite en espagnol par Nicolas de Piemonte en 1521, qui connut une très large diffusion dans la péninsule ibérique[14]. Il ne faut d’ailleurs pas complètement exclure des interpolations plus tardives, au XVIIe siècle, portant la trace de l’œuvre dramatique de Lope de Vega, voire de Calderon[15]. Au-delà de telle ou telle identification, il semble en tout cas que ce soit dans les in- nombrables versions de la geste carolingienne en Espagne, et au Portugal grâce à la traduction portugaise de l’Historia par Jeronimo Moreira de Carvalho, et non, sauf de façon indirecte, dans les textes italiens, cantari ou l’Orlando Furioso de l’Arioste, qu’il faille chercher l’essentiel de l’inspiration des pièces du cycle de Charlemagne du Chavittu Nâtakam.

L’onomastique suggère par ailleurs une évolution interne au cours de l’histoire de ce théâtre: si la plupart des noms sont la transcription directe de noms connus à travers les sources ibé-riques (le mot tamoul/malayalâm «Rôldôn», par exemple, est à rapprocher de l’espagnol Roldán plutôt que de l’italien Orlando), d’autres témoignent d’une distance par rapport à ces sources et d’une perte de sens du référent (Guyidavar Goññu pour Gui de Bourgogne; Albi-rânt pour –sans doute–l’Almirante [Balan]).

Le Chavittu Nâtakam dans la société du Kérala

Le Chavittu Nâtakamest ainsi sans doute né de la diffusion d’une littérature édifiante populaire, par les Portugais (et sans doute, plus précisément, par les jésuites), peut-être déjà sous une forme théâtralisée, entre le XVIe et le XVIIe siècles. C’est l’époque, en effet, où se mul-tiplient dans la péninsule ibérique des «actes» théâtraux imprégnés de ferveur chrétienne, les autos sacramentales; de tels autosétaient représentés sur les navires portugais; leur postérité et celle du théâtre des jésuites peut encore s’observer au Portugal, en Espagne, et dans les pays qui ont été soumis à leur influence: célébrations des moros y cristianos dans l’Amérique hispanique et portugaise, Tchiloli à São Tome, auto da Floripes à Coïmbra, etc.[16]

La forme dramaturgique du Chavittu Nâtakam est cependant particulière et, nous l’avons vu, typiquement indienne. Elle est plus particulièrement proche, mise à part la force des frappes de pied, d’une forme de théâtre populaire tamoul, le «théâtre de rue» (terukkuttu,rebaptisé récemment «récit-théâtre», kataikkuttu). Sans exclure tout à fait la possibilité d’un développement in situ du Chavittu Nâtakam sur la côte du Kérala, à partir de la conjonction de l’influence des Portugais et d’une tradition théâtrale locale du même ordre que le terukkut-tu, mais qui se serait perdue, l’hypothèse d’une influence initiale venant du pays tamoul, dé-fendue par Chummar Choondal, prend tout son sens. Selon ce chercheur, qui s’appuie sur des arguments linguistiques et stylistiques,

les textes qui sont utilisés pour la production du Chavittu Natakamproviennent du pays tamoul et sont un sous-produit du travail missionnaire. Les Annavis traditionnels du pays tamoul l’appellent Terukkuttu. Ces pièces ne peuvent s’observer que dans les villages des chrétiens latins convertis, au pays tamoul et au Kérala.[17]

Si le développement du Chavittu Nâtakam est lié à la volonté missionnaire de consolider la foi et la fierté de convertis par un théâtre qui était à la fois expression de dévotion et glorification des rois très chrétiens, dont Charlemagne présentait une image épique[18], force est de reconnaître que, dès son origine, il s’est inscrit dans les logiques de hiérarchisation et de discrimination sociale qui sous-tendent l’ordre de la société indienne. En effet, seuls les nouveaux convertis par les Portugais l’adoptèrent, à l’exclusion des chrétiens de Saint-Thomas, nombreux au Kérala bien avant l’arrivée de Vasco de Gama sur la côte malabare, en 1498. À cela deux raisons: d’une part les chrétiens syriens, de plus haut statut local que les catholiques latins, auraient pensé déchoir en adoptant les manières de ces derniers; d’autre part une large partie d’entre eux a mené une lutte sourde, et parfois ouverte, contre l’entreprise de mainmise des Portugais tout au long du XVIe et de la première moitié du XVIIe siècle. Idéologiquement et politiquement, tout les poussait à résister à une mise en scène de la puissance des royaumes européens[19] –ils ont par contre tenu à conserver leurs propres traditions musicales et dramaturgiques (où Charlemagne n’a aucune place), que les catholiques latins ne pratiquent pas.

Le Chavittu Nâtakamest donc devenu, par une combinaison de résistance et d’ostracisme de la part des autres chrétiens de l’époque, un spectacle propre à une communau-té précise, comparable à une caste. Les convertis protestants ultérieurs, que pouvait déjà rebu-ter l’inspiration catholique romaine prononcée de la majeure partie du répertoire, ne purent de toute façon pas songer à participer, étant à leurtour ostracisés par les catholiques latins. Issu d’une entreprise de conversion, le Chavittu Nâtakamest devenu partie prenante de l’identité des chrétiens latins vis-à-vis des autres groupes sociaux de la région. Et s’il affirme son carac-tère chrétien par rapport aux autres religions présentes au Kérala, il est aussi emblématique d’une «latinité» par rapport aux autres églises et par rapport aux rites «orientaux» de l’Église catholique.

Forme théâtrale caractéristique d’un groupe social particulier, son appréciation esthétique a largement été fonction des époques et des observateurs. Une description datant du milieu du XIXe siècle, par un médecin britannique attaché à la cour du raja de Cochin, donne une idée de la façon dont les élites coloniales (protestantes) ou indigènes (de haute caste) pouvaient considérer ce spectacle:

Le théâtre catholique romain est représenté durant les dernières semaines avant ca-rême, où cela devient une rage. On tient une sorte de carnaval où jeunes et vieux des deux sexesse retrouvent chaque nuit vers les neuf heures pour assister à ces spec-tacles, qui durent généralement jusqu’à l’aube. Le théâtre est dans un espace ouvert avec, devant, des sortes de loges temporaires pour les classes supérieures, les pauvres restant en plein air. La scène est à environ six pieds du sol, surmontée d’un toit fait de nattes. L’ouverture et la conclusion de chaque scène sont animées par la musique la plus discordante qui soit. Les pièces sont en général des extraits des écrits sacrés des Portugais, et représentent, dit-on, des passages de la vie de quelques-uns de leurs saints. Les costumes sont variés et grotesques. Empereurs et princes sautent partout comme des saltimbanques, tandis que reines et princesses ressemblent à autant de ten-tatives pour figurer des singes. Les rôles sont chantés, avec de nombreux chœurs dé-pourvus de toute prétention à être en mesure. Comme productions littéraires leur ni-veau est inférieur à celui de farces; comme représentations ce sont des caricatures. Le langageest grossier, et le jeu pire encore. Quand tous sont fatigués, le finale représente la punition du vice et la récompense de la vertu[20].

Le racisme sous-jacent qui imprègne ce texte traduit certes les préjugés d’une époque et d’une élite. Plus généralement, cependant, l’appréciation du Chavittu Nâtakam en dehors de la communauté des catholiques latins a souffert de deux choses. D’une part, théâtre d’une communauté dont le statut est déconsidéré, il a été méprisé à la mesure du mépris dans lequel ont été longtemps tenus les catholiques latins par les groupes de plus haut statut[21]. D’autre part, du point de vue de la technique performative, il a été souvent comparé, à son désavantage, avec des arts de temple et de cour du Kérala, dont l’élaboration est beaucoup plus poussée: le Kûtiyâttam, théâtre sanscrit joué dans les temples depuis plus de dix siècles; le Krishnanâttam(XVIe siècle), restreint au grand temple de Guruvayur dans le centre du Kérala; le Kathakali(fin XVIIe), fortement marqué par le patronage et la participation des castes princière et guer-rière. Ainsi Baké indique, non sans délicatesse, que «du point de vue du jeu de l’acteur il n’y a pas eu de tentative d’imiter le Kathakali»[22], et Swiderski reconnaît «le caractère affligeant de son style de jeu, qui doit apparaître comme une façon brutale de briser l’estrade à des au-diences accoutumées à la grâce du Kathakali»[23]

La comparaison a par ailleurs faussé les hypothèses historiques concernant la formation du Chavittu Nâtakam, qui accentuent le rôle de référent joué par le Kûtiyâttamet le Ka-thakali. Ainsi, il est difficile de considérer que le Chavittu Nâtakam«est une adaptation du koodiyattom[Kûtiyâttam] fondée sur des thèmes chrétiens, avec quelques ingrédients de l’opéra occidental»[24]: en effet, le Kûtiyâttama été jusqu’à très récemment confiné aux temples brahmaniques, sans possibilité aucune pour des castes de bas statut, ou des missionnaires, d’en avoir la moindre idée. Autre hypothèse, souvent avancée, le théâtre chrétien se serait développé en rivalité avec le Kathakali: «le Kathakali – sous une forme ou une autre – fut ainsi une force religieuse dont les Jésuites durent tenir compte»[25]; le Chavittu Nâtakam «tire son origine des efforts des missionnaires chrétiens pour introduire au Kérala un drame chrétien qui remplace des formes hindoues comme le kathakali»[26]; «les drames ne furent pas transplantés dans leur forme européenne pure, mais, dans une région célèbre pour le drame dansé du Kathakali, ils se fondirent avec les formes locales d’arts performatifs»[27]. Ce sont des anachronismes. Le Kathakaline prend véritablement son essor qu’au début du XVIIIe siècle, à une époque où le Chavittu Nâtakamétait déjà codifié, et où les Portugais avaient disparu du Kérala depuis un demi-siècle.

La réviviscence du Chavittu Natak

Le parallèle, même abusif, avec le Kathakali et le Kûtiyâttam est révélateur. Ces deux formes ont fait l’objet d’un effort de revitalisation tout au long du XXe siècle, afin de pallier l’effritement des réseaux antérieurs de patronage. La création en 1930 d’une école d’état pour enseigner ces arts du spectacle, puis leur diffusion à l’étranger et leur reconnaissance internationale – le Kûtiyâttam a été inscrit en 2001 au patrimoine immatériel de l’humanité par l’UNESCO – en font des modèles artistiques incontournables au Kérala. Le Chavittu Nâtakam aspire lui aussi à suivre leurs traces, mais était donné pour moribond il y a encore seulement quelques années: « Cet art, un temps populaire parmi les chrétiens, a dépéri et presque disparu, faute d’encouragement approprié»[28]; «avec le développement du drame moderne, le chavittunatakam va rapidement vers l’oubli»[29].

La perception de ce risque de disparition, jointe au développement général des études folkloriques et desprocessus de patrimonialisation en Inde après l’indépendance, a éveillé l’attention de chercheurs malayâlis. Dès le début des années 1960, Sabeena Raphy, fondatrice et directrice d’une troupe, fit à cet égard figure de précurseur en publiant un ouvrage enmalayâlam et des articles dans des journaux en anglais, et en présentant des spectacles lors de festivals, jusqu’à New Delhi. Ses études sont aussi un plaidoyer. Elle souligne les parallèles avec le Kathakali, les difficultés de l’entraînement, l’honneur de tenir un rôle dans les pièces, l’excellence et la rigueur de la musique, la complexité des pas de danse: «la beauté saisissante du Chavittu-Natakam réside dans ses pas mesurés»[30]. Cependant, continue-t-elle, «cet art exquis est maintenant très dégénéré et disparaît rapidement de jour en jour». Après avoir énuméré les causes de cette déchéance, elle fait différentes suggestions pour améliorer la situation[31], qui ne sont pas sans faire écho aux mesures adoptées pour revitaliser le Kathakaliau cours desdécennies précédentes et, plus généralement, aux étapes qui ont permis la transformation d’arts rituels en patrimoine culturel[32]: inscription dans un patronage d’état, réflexion pour rendre «plus scientifique» l’entraînement, création d’une école, organisation de séminaires d’étude, délimitation de ce qui est «authentique». Ainsi, conclut-elle, «rajeuni et retrouvant son statut antérieur, le Chavittu-natakamattirera assurément une audience éclai-rée. Il pourra fort bien être présenté sur la scène internationale aux côtés du Kathakali, en tant que forme d’art particulière à l’Inde.»[33]

Tandis que d’autres études suivaient, d’ailleurs en nombre limité, les pratiquants eux-mêmes, souvent en lien étroit avec des folkloristes assumant un rôle de médiation avec les institutions culturelles indiennes ou les observateurs étrangers, ont cherché à adapter leur art pour être partie prenante dans l’élaboration du patrimoine national. La durée des pièces a été ramenée à quelques heures, voire à une heure et demie, pour mieux correspondre aux habi-tudes de consommation culturelle du public citadin actuel. Les séquences de combat sont plus spectaculaires, et les costumes ont été modifiés pour en accentuer encore davantage l’éclat, et mieux profiter de l’éclairage électrique de la scène[34].

L’intégration à la programmation culturelle du Kérala semble donc acquise, à un ni-veau cependant très secondaire par rapport au Kathakali. Le Chavittu Nâtakam a réussi ce-pendant à faire partie des arts que promeut le département du tourisme de l’état; un film commercial vient d’être tourné avec une vedette du cinéma malayâli. L’une des limites possibles à cette reconnaissance dans l’Inde indépendante réside non pas dans le fait que ce théâtre est propre à un groupe de bas statut (l’heureest plutôt à une valorisation culturelle de la diversité des traditions en refusant la stigmatisation qui découlait des discriminations entre castes), mais dans le fait que son répertoire est rattaché à la période coloniale portugaise et que ses héros sont des «étrangers». Plusieurs auteurs contemporains ont en tout cas cherché un renouvellement et une indianité des sujets mis en scène, et, suivant peut-être en cela le mot d’ordre «d’inculturation» du catholicisme lancé à la suite du concile VaticanII, ont écrit des pièces sur des personnages et des événements historiques de l’Inde, ou adaptant les épopées hindoues.

Ces tentatives de transformer le Chavittu Nâtakamen «théâtre moderne» susceptible de représenter tout type de pièce semblent avoir eu en réalité un impact assez limité. L’entreprise la plus conséquente de revitalisation et de promotion du Chavittu Nâtakam, à l’heure actuelle, est sans doute celle qui est menée par le père Joseph Valiyaveetil («V.P.Achan»), en charge d’une paroisse proche de Cochin, qui a fondé une troupe, une école, un musée, organisé un tournage cinématographique, et dont la présence sur internet contribue à faire connaître ce théâtre[35]. Ces initiatives sont présentées comme intégrées à son activité pastorale et à sa mission d’œuvrer au «bien-être socio-culturel et spirituel de la personne, de la famille, et de la société», en direction plus spécifiquement des pêcheurs de sa région.

En ce sens, le Chavittu Nâtakam reste lié aux identifications qui sont faites au Kérala avec les catholiques latins en tant que groupe social de statut dévalorisé, qui combine sa catholicité à son indianité. Les sites internet le suggèrent, l’enjeu semble actuellement être de s’assurer la reconnaissance et le patronage des autres catholiques, ceux qui, de rite oriental, ont un statut supérieur. Il s’agit d’apparaître alors comme un «théâtre chrétien», au sens large, mais qui, dans un contexte politique actuel marqué par la mobilisation de la droite hin-doue contre les «religions étrangères», est amené à souligner avec force son autochtonie. La page Wikipédia[NDLR 1] conteste ainsi le lien établi avec les Portugais, et suggère que ce théâtre est une «forme artistique indigène» qui a pu naître de contacts antérieurs que le Kérala avait avec l’ouest (sous-entendu, dans le cadre du christianisme «autochtone» des Chrétiens de Saint-Thomas). À l’aube du XXIe siècle, sur la côte malabare, Charlemagne et ses pairs sem-blent encore prêts pour de nouvelles aventures sur la grande scène des identités culturelles...



Notes de l'article

  1. Le Chavittu Nâtakam a fait l’objet de deux thèses (que je n’ai pu consulter) soutenues par des chercheurs malayâlis : Chummal Choondal, « Foreign Influence on Theatrical Arts of Kerala with Special Reference to Cavittunatakam », Trivandrum, Université du Kérala, 1978 ; Joly Puthussery, « Idiom and Ideology. A Study of the Christian Performance Tradition in Kerala », Université de Hyderabad, 1997. Une étude comparativement détaillée a été publiée en malayâlam : Sabeena Raphy, Cavittunâtakam (oru caritrapathânam), Kottayam, NBS, 1964 (2e édition 1980). L’essentiel de la documentation disponible consiste en articles, en brèves mentions éparses, et, plus récemment, en textes ou vidéos sur internet (voir par exemple, des sites comme Wikipédia, You Tube, ou Keralatourism.org). Je remercie Caroline Cazanave de s’être intéressée à ce sujet, et Daniela Berti et Virginie Johan pour leurs remarques sur une première version de cette contribution.
  2. Sur les Églises du Kérala, leurs rivalités, et leur intégration dans la société indienne, Gilles Tarabout, « L'anniversaire du prélat. Aléas d'un "retour au mode de pensée national" pour les chrétiens de Saint-Thomas », in Jackie Assayag et Gilles Tarabout (dir.), Altérité et identité. Islam et christianisme en Inde, Paris, EHESS, 1997, pp.303-331.
  3. Dimensions indiquées in Sabeena Raphy, « Chavittu-Natakam. Dramatic Opera of Kerala », Sangeet Natak, n°12, 1969, p.6
  4. Joly Puthussery, « Chavittunatakam : Music-Drama in Kerala », Comparative Drama (Fall-Winter, 2003) [accédé en ligne, non paginé], §9.
  5. A.A. Baké, « Charlemagne in Malabar », Folklore, 74-3, 1963, pp.450-459.
  6. Raphy, «Chavittu-Natakam», p.62
  7. «Les œuvres des Jésuites, caractérisées par leur extravagance scénique, qu’elles soient en latin ou dans les langues locales, tiraient leur thème de la Bible, d’hagiographies, et de récits nationaux ou classiques... un exemple de théâtre local dans cette tradition, qui survit en Inde, est le "Chavittu natakam", l’opéra dramatique du Kérala». Kenneth David Jackson, «Indo-Portuguese Cantigas: Oral Traditions in Ceylon Portuguese Verse», Hispania, vol. 74, n°3, 1991, p. 625.
  8. Comme l’étaient les thèmes des pièces de théâtre jouées à bord des navires portugais lors de leurs traversées qui duraient plusieurs mois. Mário Martins, Teatro Quinhentista nas Naus da Índia, Lisbonne, Editions Brotéria, 1973.
  9. Sur le répertoire, voir Puthussery, op.cit, §11.
  10. Raphy, Cavittunatakam', pp.138 sqq.
  11. Je suggère de voir dans «Albirânt» une retranscription de l’espagnol/portugais «Almirante», qui désigne Baland, «l’amiral» sarrasin dont le titre supplante ainsi le nom.
  12. Par exemple Raphy, «Chavittu-Natakam», p.63; Puthussery, op.cit., §6.
  13. Raphy, Cavittunâtakam, p.13
  14. Fierabras, Chanson de geste du XIIe siècle éditée par Marc le Person, Paris, Honoré Champion, 2003; Jehan Bagnyon, L’Histoire de Charlemagne (parfois dite Roman de Fierabras), édition établie par Hans-Erich Keller, Genève, Droz, 1992 (col. TLF, 413).
  15. Parmi les développements ibériques de la geste carolingienne, il faut au moins mentionner deux œuvres de Lope de Vega, La Hermesura de Angélica, et La Puente del Mundo, toutes deux du début du XVIIe siècle. Un dialogue entre Florippes et Fierabras dans le Chavittu Nâtakam, rapporté par S.Raphy (Cavittunâtakam, pp.144-145), inexistant dans la chanson de Fierabras ou sa version en prose, peut faire songer à celui qui ouvre la pièce de Calderon de la Barca, La Puente de Mantible(avant 1630), et qui résulte d’un choix dramaturgique.
  16. Robert Ricard, «Contribution à l'étude des fêtes de "moros y cristianos" au Mexique», Journal de la Société des Américanistes, t.24, n°1, 1932, pp. 51-84; Robert Ricard, Bulletin Hispanique, 1949, vol.51-2, pp.215-216, signale deux études: de M. Alves Costa, «O Auto da Floripes» Vértice, Coïmbre, n°73, septembre 1949, pp.147-153 et de M. João José Cochofel, «Nótula sobre o valor espectacular do Auto da Floripes», même n° deVértice, pp.154-156; Robert Ricard, «"Maures et Chrétiens" au Brésil», Bulletin Hispanique, t.51, n°3, 1949, pp. 334-338; Robert Ricard, «Encore les "Moros y cristianos"», Bulletin Hispanique, t.54, n°2, 1952, pp.205-207; María Soledad Carrasco Urgoiti, «Aspectos folclóricos y literarios de la fiesta de moros y cristianos en España», PMLA, vol. 78, n°5, 1963, pp. 476-491; George Lang, «Literary Crioulo since Independence in São Tomé, Guinea-Bissau and Cape Verde», Luso-Brazilian Review, vol. 33, n°2, 1996, pp. 53-63.
  17. Chummar Choondal, Kerala Folk Literature, Trichur, KeralaFolklore Academy, 1980, p.12 (ma traduction). Cette vision est contestée par d’autres chercheurs, qui privilégient un développement endogène au Kérala.
  18. Le Portugal, en particulier, a développé aux XVIeet XVIIesiècles une idéologie messianique centréesur la figure du souverain, voir Carole A. Myscofski, «Messianic Themes in Portuguese and Brazilian Literature in the Sixteenth and Seventeenth Centuries», Luso-Brazilian Review, vol.28, n°1, 1991, pp.77-94.
  19. L’hypothèse selon laquelle le Synode de Diamper (Udayamperur, 1599) eut une forte influence sur le déve-loppement du Chavittu Nâtakam–Puthussery, op.cit., §2-paraît de ce fait difficile à défendre: ce Synode fut convoqué pour tenter de réduire la dissidence des chrétiens syriens, soumis désormaisà l’inquisition installée à Goa, non pour organiser les chrétiens latins. De fait, aucun décret ne fait allusion à l’organisation de spectacles édifiants, et ceux qui concernent les fêtes sont avant tout préoccupés de réglementer les formes d’abstinence et de dévotion.
  20. Francis Day, The Land of the Permauls or Cochin, its past and its present, New Delhi, Asian Educational Services, 1990 (fac simile de l’édition originale Gantz Brothers, 1863), pp.396-397 (ma traduction).
  21. Voir en particulier Richard M.Swiderski, «Representing Representing: A Cavittunatakam Performance», Asian Theatre Journal, vol. 4, n°2, 1987, pp. 177-190
  22. Baké, op.cit., p.458
  23. Swiderski, op.cit., p.177.
  24. Aymamom Krishna Kaimal, «Traditional Performing Art Forms», in P.J. Cherian (dir.), Essays on the Cul-tural Formation of Kerala. Literature, Art, Architecture, Music, Theatre and Cinema, Thiruvananthapuram, Kerala State Gazetteers, 1999, p.120.
  25. Baké, op.cit., p.457.
  26. Swiderski, op.cit. p.179.
  27. Puthusseri, op.cit., §1.
  28. A. Sreedhara Menon, Ernakulam, Trivandrum [Thiruvananthapuram], Kerala State Gazetteers, 1965, p.295.
  29. Kaimal, op.cit., p.121.
  30. Raphy, «Chavittu-Natakam», p.59.
  31. id., pp.72-73.
  32. Gilles Tarabout, «Passage à l’art. L’adaptation d’un culte sud-indien au patronage artistique», inYolaine Escande et Jean-Marie Schaeffer (dir.), L’Esthétique : Europe, Chine et ailleurs, Paris, Éditions You-Feng, 2003, pp.37-60; Gilles Tarabout, «Malabar Gods, Nation-Building and World Culture: On Perceptions ofthe Local and the Global», inJackie Assayag et Christopher J.Fuller (dir.), Globalizing India. Perspectives from Below, London, Anthem Press, 2005, pp.185-209.
  33. Raphy, «Chavittu-Natakam», p.73.
  34. Comparer les vidéos enregistrées et présentées sur internet avec la photo prise par Baké en 1932, ou celles publiées par S. Raphy dans les années 1960.
  35. La page personnelle, qui présente l’action du père Joseph Valiyaveetil en faveur du Chavittu Nâtakam, est consultable à www.vpachan.com/.La page de Wikipédia consacrée au Chavittu Nâtakamest illustrée de photos provenant du musée que le père a créé.

Notes

Notes de la rédaction
  1. Sur Wikipedia en anglais : Chavittu Nadakam
Liens externes
https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01800670/document