Mémoire épique et Génie du lieu (2017) Tarabout : Différence entre versions

De Wicri Chanson de Roland
(Un théâtre chrétien au Kérala)
(Le cycle de Charlemagne)
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selon l’information disponible, aucune mention n’est faite de la folie furieuse de Roland, élé-
 
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ment essentiel, pourtant, du poème de l’Arioste ;  quant  à  « l’Histoire d’Angélique »,  le  bref  
 
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synopsis fourni dans les sources13
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synopsis fourni dans les sources<ref>Raphy, ''Cavittunâtakam'', p.13</ref> mentionne  seulement  l’existence  d’une  multiplicité  
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d’aventures merveilleuses lorsque Roland cherche Angélique, occasion de nombreux  effets  
 
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des adaptations de sa version en prose publiée en 1478 par Jehan Bagnyon et traduite en espa-
 
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gnol  par  Nicolas  de  Piemonte  en  1521,  qui  connut  une  très  large  diffusion  dans  la  péninsule  
 
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ibérique<ref>Fierabras, Chanson de geste du XIIesiècleéditée par Marc le Person, Paris, Honoré Champion, 2003; Jehan Bagnyon, L’Histoire de Charlemagne (parfois dite Roman de Fierabras), édition établie par Hans-Erich Keller, Genève, Droz, 1992 (col. TLF, 413).</ref>. Il ne faut d’ailleurs pas complètement exclure des interpolations plus tardives, au XVIIe siècle, portant la trace de l’œuvre dramatique de Lope de Vega, voire de Calderon<ref>Parmi  les  développements  ibériques  de  la  geste  carolingienne, il faut au moins mentionner deux œuvres de Lope de Vega, La Hermesura de Angélica, et La Puente del Mundo, toutes deux du début du XVIIe  siècle. Un dialogue entre Florippes et Fierabras dans le Chavittu Nâtakam, rapporté par S.Raphy (Cavittunâtakam, pp.144-145),  inexistant  dans  la  chanson  de Fierabras ou  sa  version  en  prose,  peut    faire  songer  à  celui  qui  ouvre    la pièce de Calderon de la Barca, La Puente de Mantible(avant 1630), et qui résulte d’un choix dramaturgique.</ref>
. Il ne faut d’ailleurs pas complètement exclure des inter- /p.322/ polations plus tar-
 
dives, au XVIIe siècle, portant la trace de l’œuvre dramatique de Lope de Vega, voire de Cal-
 
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.  Au-delà  de  telle  ou  telle  identification,  il semble  en  tout  cas  que  ce  soit  dans  les in-
 
.  Au-delà  de  telle  ou  telle  identification,  il semble  en  tout  cas  que  ce  soit  dans  les in-
 
nombrables versions de la geste carolingienne en Espagne, et au Portugal grâce à la traduction  
 
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portugaise de l’Historia  par  Jeronimo  Moreira  de  Carvalho,  et  non,  sauf  de  façon  indirecte,  
 
portugaise de l’Historia  par  Jeronimo  Moreira  de  Carvalho,  et  non,  sauf  de  façon  indirecte,  
 
dans  les  textes  italiens,  cantari  ou  l’Orlando  Furioso  de  l’Arioste,  qu’il  faille  chercher  
 
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l’essentiel  de  l’inspiration  des  pièces  du  cycle  de  Charlemagne  du  Chavittu Nâtakam.
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L’onomastique suggère par ailleurs une évolution interne au cours de l’histoire de ce théâtre: si la plupart des noms sont la transcription directe de noms connus  à travers les sources ibé-riques  (le  mot  tamoul/malayalâm  «Rôldôn», par exemple, est à rapprocher de l’espagnol Roldán plutôt que de l’italien Orlando), d’autres témoignent d’une distance par rapport à ces sources et d’une perte de sens du référent (Guyidavar Goññu pour Gui de Bourgogne; Albi-rânt pour –sans doute–l’Almirante [Balan]).
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===Le Chavittu Nâtakamdans la société du Kérala===
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Le Chavittu Nâtakamest ainsi sans doute né de la diffusion d’une littérature édifiante popu-laire,  par  les  Portugais  (et  sans  doute,  plus  précisément,  par  les  jésuites),  peut-être  déjà  sous une forme théâtralisée, entre le XVIe et le XVIIe siècles. C’est l’époque, en effet, où se mul-tiplient dans la péninsule ibérique des «actes» théâtraux imprégnés de ferveur chrétienne, les autos sacramentales; de tels autosétaient représentés sur les navires portugais; leur postérité et  celle  du  théâtre  des  jésuites peut encore s’observer au Portugal, en Espagne, et dans les pays qui ont été soumis à leur influence: célébrations des moros y cristianosdans l’Amérique hispanique et portugaise, Tchiloli à São Tome, auto da Floripesà Coïmbra, etc.16
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La  forme  dramaturgique  du Chavittu  Nâtakamest  cependant  particulière  et,  nous l’avons vu, typiquement indienne.  Elle  est  plus  particulièrement  proche,  mise  à  part  la  force des frappes de pied, d’une forme de théâtre populaire tamoul, le «théâtre de rue» (terukkuttu,rebaptisé récemment «récit-théâtre», kataikkuttu). Sans exclure tout à fait la possibilité d’un développement  in  situ  du Chavittu Nâtakamsur la  côte  du  Kérala,  à  partir  de  la  conjonction de l’influence des Portugais et d’une tradition théâtrale locale du même ordre que le terukkut-tu, mais qui se serait perdue, l’hypothèse d’une influence initiale venant du pays tamoul, dé-fendue par Chummar Choondal, prend tout son sens. Selon ce chercheur, qui s’appuie sur des arguments linguistiques et stylistiques,
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Version du 27 septembre 2021 à 21:34

L'article

Il existe à l’heure actuelle sur la côte sud-ouest de l’Inde, dans l’état régional du Kérala, un théâtre chrétien dont l’origine remonte au XVIe siècle et où sont célébrés, entre autres, les exploits de Charlemagne et de ses pairs : le Chavittu Nâtakam, littéralement « théâtre en frappant des pieds ». Il est pratiqué au sein d’une petite communauté de catholiques, où prédominent des gens originaires de castes de pêcheurs et de récolteurs de vin de palme. Que peut représenter pour eux la geste carolingienne ? Les lignes qui suivent voudraient apporter un éclairage sur cette question et comprendre cette pratique théâtrale dans son contexte. La présentation du répertoire et de la scénographie y sera limitée aux éléments utiles pour ce propos.

J’ai seulement eu la possibilité au début des années 1980 d’assister à un « échantillon » de Chavittu Nâtakam lors d’un festival de musique, de théâtre et de danse à Trivandrum, la capitale du Kérala – festival destiné à présenter aux citadins comme aux touristes le patrimoine culturel de la région. J’utiliserai par conséquent très largement des études publiées[1]. Si cela interdit de procéder à une étude approfondie et originale du Chavittu Nâtakam en tant que tel, ces sources forment au contraire le matériau d’étude indispensable pour traiter des prises de position auxquelles il donne lieu, et de sa place dans les dynamiques sociales locales.

Un théâtre chrétien au Kérala

Le Kérala est l’un des états de l’Union indienne. Sa formation remonte à 1956, lors d’une réforme territoriale effectuée selon des critères linguistiques. La langue dominante y est le malayâlam, une langue dravidienne comme le tamoul, parlé dans l’état voisin du Tamil Nadu. Au plan religieux, le Kérala se caractérise par la présence d’importantes minorités musulmane et chrétienne, respectivement 24,7% et 19,0% de la population de l’État au recensement de 2001. Les chrétiens comprennent de nombreuses dénominations, qui tendent à reproduire une hiérarchie de statuts similaire à celle qui caractérise les castes hindoues. Il est courant de distinguer trois grands groupes, entre lesquels les intermariages sont rares. Les chrétiens dits « syriens » ou « de Saint-Thomas » affirment descendre de convertis du premier siècle de notre ère à l’issue d’une évangélisation qu’aurait menée l’apôtre Saint Thomas parmi les hautes castes locales. Ce groupe de chrétiens, qui se considère de plus haut statut que les autres, est réparti entre l’église catholique romaine, où ils suivent des rites « orientaux » (syro-malabar et syro-malankara – leur langue liturgique était autrefois le syriaque), et diverses églises « orthodoxes » (jacobites et chaldéennes) ou autocéphales. Les chrétiens « latins », ceux qui nous concernent plus directement ici, font remonter leur origine aux conversions effectuées par les missionnaires portugais au XVIe siècle parmi des castes de statut déconsidéré vivant sur la côte – essentiellement, je l’ai indiqué, des castes de pêcheurs et de récolteurs de vin de palme ; ces chrétiens sont tous des catholiques romains de rite latin ; ils ont des diocèses et des églises spécifiques, distincts de ceux des catholiques romains de rite oriental. Un troisième grand groupe de statuts est formé par les protestants de différentes dénominations, qui descendent de convertis plus récents, XIXe ou XXe siècle ; ils sont généralement de statut très infériorisé[2].

Le Chavittu Nâtakam, pratiqué exclusivement au sein des catholiques latins, tire son nom d’une technique particulière consistant, pour les protagonistes, à lever haut le pied pour l’abattre ensuite violemment et frapper la scène en bois sur laquelle ils évoluent. Cette scène, construite en plein air à proximité de l’église du village ou du quartier, peut mesurer jusqu’à 40 ou 50m de long[3] ; elle est surélevée de 2m. Son martèlement caractéristique, décuplé lorsque les acteurs sont nombreux, est à la fois sujet de fierté pour les interprètes – un bon spectacle est supposé faire plier l’estrade – et de dénigrement de la part d’autres communautés qui y voient le signe d’un jeu frustre, lui donnant le sobriquet de Tattupolippân Nâtakam, « théâtre pour défoncer les planches ».

Le style est héroïque, et les scènes comportent souvent un combat à l’épée. Les premières pièces remontent sans doute au XVIe siècle. Le répertoire, sauf pour la période récente, est dominé par la glorification du christianisme et sa victoire sur ses ennemis, les « Turcs ». Les acteurs sont tous des hommes. Un spectacle peut en mobiliser plusieurs dizaines. Face au public, ils chantent leur texte. Chaque couplet est repris par un chœur situé au fond ou sur le côté de la scène, accompagné de percussions. Les chants sont ponctués de danses vigoureuses –occasion de pratiquer les fameuses frappes du pied. Le spectacle durait autrefois toute la nuit, jusqu’à l’aube, au moment des célébrations de Noël, de Pâques, ou lors de la fête paroissiale. Certaines pièces, comme celles qui forment le cycle de Charlemagne, pouvaient s’échelonner sur plusieurs nuits successives.

La structure type d’une représentation comporte un concert initial de percussion, « l’appel », pendant lequel la troupe se prépare. Puis un hommage public est rendu au maître de la troupe (annâvi, un terme tamoul) par deux jeunes garçons, qui chantent ensuite un résu- mé de la pièce qui va suivre. La fin du spectacle se conclut par un chant d’action de grâces. Durant la représentation, le maître de troupe est sur scène, donnant ses instructions et ses commentaires. Un bouffon (kattiyakkâran ou kattiyan, autres termes tamouls) vient aussi égayer l’assistance par ses pitreries, et dialogue avec le maître, ce qui permet d’expliquer l’action aux spectateurs, par le jeu des questions-réponses en malayâlam courant : le texte des pièces anciennes est en effet difficilement compréhensible pour une audience actuelle. Cette structure est comparable à celle de très nombreuses formes théâtrales indiennes.

Les costumes sont l’objet d’une élaboration particulière – les plus somptueux peuvent se voir récompensés par un prix. Ils sont typiquement fabriqués avec du velours, de la soie, décorés de fils d’or ou d’argent pour un effet plus somptueux : « L’empereur entre en tenue régalienne avec une couronne et un sceptre éblouissants, incrustés de perles, escorté de ses soldats avec leur armure et leur heaume romains. C’est une vision impressionnante » [4]. Une photographie prise en 1932, où l’on voit Olivier affronter un « prince maure », certainement Fierabras, révèle en effet un souci d’élaboration des costumes selon un imaginaire de l’occident médiéval assez libre mais correspondant pour partie, sans doute, à la vision que pouvait en proposer le XVIe siècle européen – des costumes comparables seraient, selon une remarque rapportée par l’auteur, utilisés dans des spectacles au Mexique[5] et supposent une diffusion liée à l’expansion espagnole et portugaise.

Le répertoire le plus ancien pourrait remonter à la deuxième moitié du XVIe siècle et a été écrit en tamoul – alors encore largement utilisé au Kérala parmi les castes qui furent évan- gélisées par les Portugais – ou dans un malayâlam très tamoulisé. Les premiers auteurs sont connus comme « Serviteur de Jésus » ou « Serviteur de Marie », mais on ne sait rien de précis sur eux[6] ; les missionnaires de l’époque se désignaient par ces termes, et il pourrait s’agir dans ce cas particulier de jésuites, les seuls à bénéficier d’un entraînement linguistique poussé et d’une connaissance des cultures locales leur permettant d’écrire en tamoul, et valorisant par ailleurs le théâtre comme moyen d’édification et de prosélytisme, en particulier au XVIIe siècle[7]. On sait qu’ils furent très actifs sur cette côte et sur la côte tamoule voisine à partir de 1542, date de l’arrivée de saint François-Xavier en Inde et du début de sa campagne d’évangélisation de masse parmi les basses castes. Ce premier répertoire comporte des pièces édifiantes sur des thèmes bibliques ou sur des vies de saints[8], ainsi que l’important cycle de pièces inspirées de la geste carolingienne, qui est demeurée emblématique du Chavittu Nâta- kam. Le répertoire s'est élargi et diversifié au cours des siècles. Le XVIIe est marqué par un auteur venu du pays tamoul, Chinnatambi Annâvi, un religieux auquel est attribué un rôle déterminant dans la consolidation de la forme du Chavittu Nâtakam. Alors que la présence portugaise disparaît du Kérala après 1663, date de la prise de leur fort à Cochin par les Hol- landais, la production de pièces se poursuit avec des auteurs malayâlis, qui recourent de plus en plus au malayâlam (tout en respectant une métrique tamoule) et diversifient les thèmes, jusqu’à l’heure actuelle. Mais l'histoire de Charlemagne reste parmi les plus jouées[9]

Les textes se sont transmis de maître à disciple, chaque maître procédant aux interpo- lations et aux adaptations qui lui semblaient nécessaires. Les cahiers qui, aujourd’hui, en sont le support sont jalousement préservés par les maîtres actuels. Il n’existe pas d’édition des pièces anciennes.

Le cycle de Charlemagne

Le cycle de Charlemagne (Kâralsmân nâtakam, « drame de Charlemagne ») est divisé en cinq pièces, qui demandaient autrefois une quinzaine de nuits pour être représentées dans leur intégralité[10] :

  • Enfance de Roland (Cinna Rôldôn, « Petit Roland »), fils de Berthe (Bêttu), sœur de Charlemagne, et du Comte Millon (le « ministre » Milân) ; -
  • Histoire de Charlemagne et de ses pairs luttant contre les « Turcs » en Espagne, comprenant l’épisode de Fierabras (Perabrâsu) et de sa sœur Florippes (Plôrippîsu), enfants de « l’Empereur Albirânt »[11] ; amour de Florippes pour Gui de Bourgogne (Guyidavar Goññu) ; - Histoire d’Angélique (Âñcalikka katha), fille de « l’Empereur Abdul Rahman » ;
  • Histoire de Balduvino (?) / Baudouin (?) (Vâlduvinu katha) ;
  • La mort des pairs (Pârimârute maranam) lors de la bataille de Roncevalles (Rônsivâlasu), à la suite de la trahison de Ganelon (Galalôn).

Selon une opinion répandue parmi les chercheurs malayâlis, ce cycle serait fortement inspiré de l’Orlando Furioso[12]. . Il faut sans doute nuancer cette hypothèse. Dans le Chavittu Nâtakam, selon l’information disponible, aucune mention n’est faite de la folie furieuse de Roland, élé- ment essentiel, pourtant, du poème de l’Arioste ; quant à « l’Histoire d’Angélique », le bref synopsis fourni dans les sources[13] mentionne seulement l’existence d’une multiplicité d’aventures merveilleuses lorsque Roland cherche Angélique, occasion de nombreux effets spéciaux, ce qui suggère aussi bien la possible influence de l’Orlando Innamorato de Boiardo. La partie du cycle portant sur les aventures de Charlemagne en Espagne, la plus développée, semble plutôt inspirée des récits populaires autour du duel entre Olivier et Fierabras, et des aventures des pairs de France aidés par Florippes, éprise de Gui de Bourgogne. On est là dans l’héritage de la chanson de geste de Fierabras, et sans doute plus particulièrement dans celui des adaptations de sa version en prose publiée en 1478 par Jehan Bagnyon et traduite en espa- gnol par Nicolas de Piemonte en 1521, qui connut une très large diffusion dans la péninsule ibérique[14]. Il ne faut d’ailleurs pas complètement exclure des interpolations plus tardives, au XVIIe siècle, portant la trace de l’œuvre dramatique de Lope de Vega, voire de Calderon[15] . Au-delà de telle ou telle identification, il semble en tout cas que ce soit dans les in- nombrables versions de la geste carolingienne en Espagne, et au Portugal grâce à la traduction portugaise de l’Historia par Jeronimo Moreira de Carvalho, et non, sauf de façon indirecte, dans les textes italiens, cantari ou l’Orlando Furioso de l’Arioste, qu’il faille chercher l’essentiel de l’inspiration des pièces du cycle de Charlemagne du Chavittu Nâtakam.

L’onomastique suggère par ailleurs une évolution interne au cours de l’histoire de ce théâtre: si la plupart des noms sont la transcription directe de noms connus à travers les sources ibé-riques (le mot tamoul/malayalâm «Rôldôn», par exemple, est à rapprocher de l’espagnol Roldán plutôt que de l’italien Orlando), d’autres témoignent d’une distance par rapport à ces sources et d’une perte de sens du référent (Guyidavar Goññu pour Gui de Bourgogne; Albi-rânt pour –sans doute–l’Almirante [Balan]).

Le Chavittu Nâtakamdans la société du Kérala

Le Chavittu Nâtakamest ainsi sans doute né de la diffusion d’une littérature édifiante popu-laire, par les Portugais (et sans doute, plus précisément, par les jésuites), peut-être déjà sous une forme théâtralisée, entre le XVIe et le XVIIe siècles. C’est l’époque, en effet, où se mul-tiplient dans la péninsule ibérique des «actes» théâtraux imprégnés de ferveur chrétienne, les autos sacramentales; de tels autosétaient représentés sur les navires portugais; leur postérité et celle du théâtre des jésuites peut encore s’observer au Portugal, en Espagne, et dans les pays qui ont été soumis à leur influence: célébrations des moros y cristianosdans l’Amérique hispanique et portugaise, Tchiloli à São Tome, auto da Floripesà Coïmbra, etc.16

La forme dramaturgique du Chavittu Nâtakamest cependant particulière et, nous l’avons vu, typiquement indienne. Elle est plus particulièrement proche, mise à part la force des frappes de pied, d’une forme de théâtre populaire tamoul, le «théâtre de rue» (terukkuttu,rebaptisé récemment «récit-théâtre», kataikkuttu). Sans exclure tout à fait la possibilité d’un développement in situ du Chavittu Nâtakamsur la côte du Kérala, à partir de la conjonction de l’influence des Portugais et d’une tradition théâtrale locale du même ordre que le terukkut-tu, mais qui se serait perdue, l’hypothèse d’une influence initiale venant du pays tamoul, dé-fendue par Chummar Choondal, prend tout son sens. Selon ce chercheur, qui s’appuie sur des arguments linguistiques et stylistiques,


Notes de l'article

  1. Le Chavittu Nâtakam a fait l’objet de deux thèses (que je n’ai pu consulter) soutenues par des chercheurs malayâlis : Chummal Choondal, « Foreign Influence on Theatrical Arts of Kerala with Special Reference to Cavittunatakam », Trivandrum, Université du Kérala, 1978 ; Joly Puthussery, « Idiom and Ideology. A Study of the Christian Performance Tradition in Kerala », Université de Hyderabad, 1997. Une étude comparativement dé-taillée a été publiée en malayâlam : Sabeena Raphy, Cavittunâtakam (oru caritrapathânam), Kottayam, NBS, 1964 (2e édition 1980). L’essentiel de la documentation disponible consiste en articles, en brèves mentions éparses, et, plus récemment, en textes ou vidéos sur internet (voir par exemple, des sites comme Wikipédia, You Tube, ou Keralatourism.org). Je remercie Caroline Cazanave de s’être intéressée à ce sujet, et Daniela Berti et Virginie Johan pour leurs remarques sur une première version de cette contribution.
  2. Sur les Églises du Kérala, leurs rivalités, et leur intégration dans la société indienne, Gilles Tarabout, « L'anniversaire du prélat. Aléas d'un "retour au mode de pensée national" pour les chrétiens de Saint-Thomas », in Jackie Assayag et Gilles Tarabout (dir.), Altérité et identité. Islam et christianisme en Inde, Paris, EHESS, 1997, pp.303-331.
  3. Dimensions indiquées in Sabeena Raphy, « Chavittu-Natakam. Dramatic Opera of Kerala », Sangeet Natak, n°12, 1969, p.6
  4. Joly Puthussery, « Chavittunatakam : Music-Drama in Kerala », Comparative Drama (Fall-Winter, 2003) [accédé en ligne, non paginé], §9.
  5. A.A. Baké, « Charlemagne in Malabar », Folklore, 74-3, 1963, pp.450-459.
  6. Raphy, «Chavittu-Natakam», p.62
  7. «Les œuvres des Jésuites, caractérisées par leur extravagance scénique, qu’elles soient en latin ou dans les langues locales, tiraient leur thème de la Bible, d’hagiographies, et de récits nationaux ou classiques... un exemple de théâtre local dans cette tradition, qui survit en Inde, est le "Chavittu natakam", l’opéra dramatique du Kérala». Kenneth David Jackson, «Indo-Portuguese Cantigas: Oral Traditions in Ceylon Portuguese Verse», Hispania, vol. 74, n°3, 1991, p. 625.
  8. Comme l’étaient les thèmes des pièces de théâtre jouées à bord des navires portugais lors de leurs traversées qui duraient plusieurs mois. Mário Martins, Teatro Quinhentista nas Naus da Índia, Lisbonne, Editions Brotéria, 1973.
  9. Sur le répertoire, voir Puthussery, op.cit, §11.
  10. Raphy, Cavittunatakam', pp.138 sqq.
  11. Je suggère de voir dans «Albirânt» une retranscription de l’espagnol/portugais «Almirante», qui désigne Baland, «l’amiral» sarrasin dont le titre supplante ainsi le nom.
  12. Par exemple Raphy, «Chavittu-Natakam», p.63; Puthussery, op.cit., §6.
  13. Raphy, Cavittunâtakam, p.13
  14. Fierabras, Chanson de geste du XIIesiècleéditée par Marc le Person, Paris, Honoré Champion, 2003; Jehan Bagnyon, L’Histoire de Charlemagne (parfois dite Roman de Fierabras), édition établie par Hans-Erich Keller, Genève, Droz, 1992 (col. TLF, 413).
  15. Parmi les développements ibériques de la geste carolingienne, il faut au moins mentionner deux œuvres de Lope de Vega, La Hermesura de Angélica, et La Puente del Mundo, toutes deux du début du XVIIe siècle. Un dialogue entre Florippes et Fierabras dans le Chavittu Nâtakam, rapporté par S.Raphy (Cavittunâtakam, pp.144-145), inexistant dans la chanson de Fierabras ou sa version en prose, peut faire songer à celui qui ouvre la pièce de Calderon de la Barca, La Puente de Mantible(avant 1630), et qui résulte d’un choix dramaturgique.

Notes

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