Mémoire épique et Génie du lieu (2017) Tarabout : Différence entre versions

De Wicri Chanson de Roland
(Un théâtre chrétien au Kérala)
(Un théâtre chrétien au Kérala)
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églises  « orthodoxes »  (jacobites  et  chaldéennes)  ou  autocéphales.  Les  chrétiens  « latins »,  
 
églises  « orthodoxes »  (jacobites  et  chaldéennes)  ou  autocéphales.  Les  chrétiens  « latins »,  
 
ceux  qui  nous  concernent  plus  directement  ici,  font  remonter  leur  origine  aux  conversions  
 
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effectuées par les missionnaires portugais au XVIe siècle parmi des castes de statut déconsi-
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effectuées par les missionnaires portugais au XVIe siècle parmi des castes de statut déconsidéré vivant  sur  la  côte  –  essentiellement, je l’ai indiqué, des castes de pêcheurs et de récolteurs de vin de palme ; ces chrétiens sont tous des catholiques romains de rite latin ; ils ont des  
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teurs de vin de palme ; ces chrétiens sont tous des catholiques romains de rite latin ; ils ont des  
 
 
diocèses et des églises spécifiques, distincts de ceux des  catholiques romains de rite oriental.  
 
diocèses et des églises spécifiques, distincts de ceux des  catholiques romains de rite oriental.  
Un  troisième  grand  groupe  de  statuts  est  formé  par  les  protestants  de  différentes  dénomina-
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Un  troisième  grand  groupe  de  statuts  est  formé  par  les  protestants  de  différentes  dénominations, qui descendent de convertis plus récents, XIXe ou XXe siècle ; ils sont généralement de  
tions, qui descendent de convertis plus récents, XIXe ou XXe siècle ; ils sont généralement de  
 
 
statut très infériorisé<ref>Sur les Églises du Kérala, leurs rivalités, et leur intégration dans la société indienne, Gilles Tarabout, « L'anniversaire du prélat. Aléas d'un "retour au mode de pensée national" pour les chrétiens de Saint-Thomas », in Jackie  Assayag  et  Gilles  Tarabout  (dir.),  Altérité  et  identité.  Islam  et  christianisme  en  Inde,  Paris,  EHESS,  1997, pp.303-331.</ref>.
 
statut très infériorisé<ref>Sur les Églises du Kérala, leurs rivalités, et leur intégration dans la société indienne, Gilles Tarabout, « L'anniversaire du prélat. Aléas d'un "retour au mode de pensée national" pour les chrétiens de Saint-Thomas », in Jackie  Assayag  et  Gilles  Tarabout  (dir.),  Altérité  et  identité.  Islam  et  christianisme  en  Inde,  Paris,  EHESS,  1997, pp.303-331.</ref>.
  
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pièces  anciennes  est  en  effet  difficilement  compréhensible  pour  une  audience  actuelle.  Cette  
 
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régalienne  avec  une  couronne  et  un  sceptre  éblouissants,  incrustés  de  perles,  escorté  de  ses
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soldats avec leur armure et leur heaume romains. C’est une vision impressionnante »  <ref>Joly  Puthussery,  « Chavittunatakam :  Music-Drama  in  Kerala »,  Comparative  Drama  (Fall-Winter,  2003) [accédé en ligne, non paginé], §9. </ref>.  Une
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===Notes de l'article===
 
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Version du 24 septembre 2021 à 11:54

L'article

Il existe à l’heure actuelle sur la côte sud-ouest de l’Inde, dans l’état régional du Kérala, un théâtre chrétien dont l’origine remonte au XVIe siècle et où sont célébrés, entre autres, les exploits de Charlemagne] et de ses pairs : le Chavittu Nâtakam, littéralement « théâtre en frappant des pieds ». Il est pratiqué au sein d’une petite communauté de catholiques, où prédominent des gens originaires de castes de pêcheurs et de récolteurs de vin de palme. Que peut représenter pour eux la geste carolingienne ? Les lignes qui suivent voudraient apporter un éclairage sur cette question et comprendre cette pratique théâtrale dans son contexte. La présentation du répertoire et de la scénographie y sera limitée aux éléments utiles pour ce propos.

J’ai seulement eu la possibilité au début des années 1980 d’assister à un « échantillon » de Chavittu Nâtakam lors d’un festival de musique, de théâtre et de danse à Trivandrum, la capitale du Kérala – festival destiné à présenter aux citadins comme aux touristes le patrimoine culturel de la région. J’utiliserai par conséquent très largement des études publiées[1]. Si cela interdit de procéder à une étude approfondie et originale du Chavittu Nâtakam en tant que tel, ces sources forment au contraire le matériau d’étude indispensable pour traiter des prises de position auxquelles il donne lieu, et de sa place dans les dynamiques sociales locales.

Un théâtre chrétien au Kérala

Le Kérala est l’un des états de l’Union indienne. Sa formation remonte à 1956, lors d’une réforme territoriale effectuée selon des critères linguistiques. La langue dominante y est le malayâlam, une langue dravidienne comme le tamoul, parlé dans l’état voisin du Tamil Nadu. Au plan religieux, le Kérala se caractérise par la présence d’importantes minorités musulmane et chrétienne, respectivement 24,7% et 19,0% de la population de l’État au recensement de 2001. Les chrétiens comprennent de nombreuses dénominations, qui tendent à reproduire une hiérarchie de statuts similaire à celle qui caractérise les castes hindoues. Il est courant de distinguer trois grands groupes, entre lesquels les intermariages sont rares. Les chrétiens dits « syriens » ou « de Saint-Thomas » affirment descendre de convertis du premier siècle de notre ère à l’issue d’une évangélisation qu’aurait menée l’apôtre Saint Thomas parmi les hautes castes locales. Ce groupe de chrétiens, qui se considère de plus haut statut que les autres, est réparti entre l’église catholique romaine, où ils suivent des rites « orientaux » (syro- malabar et syro-malankara – leur langue liturgique était autrefois le syriaque), et diverses églises « orthodoxes » (jacobites et chaldéennes) ou autocéphales. Les chrétiens « latins », ceux qui nous concernent plus directement ici, font remonter leur origine aux conversions effectuées par les missionnaires portugais au XVIe siècle parmi des castes de statut déconsidéré vivant sur la côte – essentiellement, je l’ai indiqué, des castes de pêcheurs et de récolteurs de vin de palme ; ces chrétiens sont tous des catholiques romains de rite latin ; ils ont des diocèses et des églises spécifiques, distincts de ceux des catholiques romains de rite oriental. Un troisième grand groupe de statuts est formé par les protestants de différentes dénominations, qui descendent de convertis plus récents, XIXe ou XXe siècle ; ils sont généralement de statut très infériorisé[2].

Le Chavittu Nâtakam, pratiqué exclusivement au sein des catholiques latins, tire son nom d’une technique particulière consistant, pour les protagonistes, à lever haut le pied pour l’abattre ensuite violemment et frapper la scène en bois sur laquelle ils évoluent. Cette scène, construite en plein air à proximité de l’église du village ou du quartier, peut mesurer jusqu’à 40 ou 50m de long[3] ; elle est surélevée de 2m. Son martèlement caractéristique, dé- cuplé lorsque les acteurs sont nombreux, est à la fois sujet de fierté pour les interprètes – un bon spectacle est supposé faire plier l’estrade – et de dénigrement de la part d’autres commu- nautés qui y voient le signe d’un jeu frustre, lui donnant le sobriquet de Tattupolippân Nâtakam, « théâtre pour défoncer les planches ».

Le style est héroïque, et les scènes comportent souvent un combat à l’épée. Les pre- mières pièces remontent sans doute au XVIe siècle. Le répertoire, sauf pour la période ré- cente, est dominé par la glorification du christianisme et sa victoire sur ses ennemis, les « Turcs ». Les acteurs sont tous des hommes. Un spectacle peut en mobiliser plusieurs dizaines. Face au public, ils chantent leur texte. Chaque couplet est repris par un chœur situé au fond ou sur le côté de la scène, accompagné de percussions. Les chants sont ponctués de danses vigou- reuses –occasion de pratiquer les fameuses frappes du pied. Le spectacle durait autrefois toute la nuit, jusqu’à l’aube, au moment des célébrations de Noël, de Pâques, ou lors de la fête pa- roissiale. Certaines pièces, comme celles qui forment le cycle de Charlemagne, pouvaient s’échelonner sur plusieurs nuits successives.

La structure type d’une représentation comporte un concert initial de percussion, « l’appel », pendant lequel la troupe se prépare. Puis un hommage public est rendu au maître de la troupe (annâvi, un terme tamoul) par deux jeunes garçons, qui chantent ensuite un résu- mé de la pièce qui va suivre. La fin du spectacle se conclut par un chant d’action de grâces. Durant la représentation, le maître de troupe est sur scène, donnant ses instructions et ses commentaires. Un bouffon (kattiyakkâran ou kattiyan, autres termes tamouls) vient aussi égayer l’assistance par ses pitreries, et dialogue avec le maître, ce qui permet d’expliquer l’action aux spectateurs, par le jeu des questions-réponses en malayâlam courant : le texte des pièces anciennes est en effet difficilement compréhensible pour une audience actuelle. Cette structure est comparable à celle de très nombreuses formes théâtrales indiennes.

Les costumes sont l’objet d’une élaboration particulière – les plus somptueux peuvent se voir récompensés par un prix. Ils sont typiquement fabriqués avec du velours, de la soie, décorés de fils d’or ou d’argent pour un effet plus somptueux : « L’empereur entre en tenue régalienne avec une couronne et un sceptre éblouissants, incrustés de perles, escorté de ses soldats avec leur armure et leur heaume romains. C’est une vision impressionnante » [4]. Une photographie prise en 1932, où l’on voit Olivier affronter un « prince maure », certainement Fierabras, révèle en effet un souci d’élaboration des costumes selon un imaginaire de l’occident médiéval assez libre mais correspondant pour partie, sans doute, à la vision que pouvait en proposer le XVIe siècle européen – des costumes comparables seraient, selon une remarque rapportée par l’auteur, utilisés dans des spectacles au Mexique5

 et  supposent 

une diffusion liée à l’expansion espagnole et portugaise.

Notes de l'article

  1. Le Chavittu Nâtakam a fait l’objet de deux thèses (que je n’ai pu consulter) soutenues par des chercheurs malayâlis : Chummal Choondal, « Foreign Influence on Theatrical Arts of Kerala with Special Reference to Cavittunatakam », Trivandrum, Université du Kérala, 1978 ; Joly Puthussery, « Idiom and Ideology. A Study of the Christian Performance Tradition in Kerala », Université de Hyderabad, 1997. Une étude comparativement dé-taillée a été publiée en malayâlam : Sabeena Raphy, Cavittunâtakam (oru caritrapathânam), Kottayam, NBS, 1964 (2e édition 1980). L’essentiel de la documentation disponible consiste en articles, en brèves mentions éparses, et, plus récemment, en textes ou vidéos sur internet (voir par exemple, des sites comme Wikipédia, You Tube, ou Keralatourism.org). Je remercie Caroline Cazanave de s’être intéressée à ce sujet, et Daniela Berti et Virginie Johan pour leurs remarques sur une première version de cette contribution.
  2. Sur les Églises du Kérala, leurs rivalités, et leur intégration dans la société indienne, Gilles Tarabout, « L'anniversaire du prélat. Aléas d'un "retour au mode de pensée national" pour les chrétiens de Saint-Thomas », in Jackie Assayag et Gilles Tarabout (dir.), Altérité et identité. Islam et christianisme en Inde, Paris, EHESS, 1997, pp.303-331.
  3. Dimensions indiquées in Sabeena Raphy, « Chavittu-Natakam. Dramatic Opera of Kerala », Sangeet Natak, n°12, 1969, p.6
  4. Joly Puthussery, « Chavittunatakam : Music-Drama in Kerala », Comparative Drama (Fall-Winter, 2003) [accédé en ligne, non paginé], §9.

Notes

Liens externes
https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01800670/document