HIS 2021 Casablanca/Atelier Wicri/Partie I vTD

De Wicri Chanson de Roland

Ceci est une proposition alternative de partie I pour l'article pour HIS 2021 Casablanca.


La Chanson de Roland : une expérimentation de bibliothèque numérique au service du patrimoine.


Introduction

Qu'est-ce qu'une bibliothèque numérique, au juste ?

Il y a 15 ans, Carl Lagoze, un des pionniers des archives ouvertes aux États-Unis posait cette question dans un article de référence [Lagoze 2005].

Alors qu'il les considéraient comme étant entrées dans "leur adolescence" - nous étions en 2005 -, Carl Lagoze soulignait que leur situation était déjà préoccupante, alors que l'idée infusait que "Google a déjà tout résolu". Et il insistait notamment sur le fait qu'une bibliothèque n'est pas seulement un endroit où on peut retrouver de l'information pour la consulter (ce qui fait référence à deux problématiques, celle de la recherche d'information et celle de son accessibilité, qui constituent encore aujourd'hui des enjeux forts), mais aussi "des lieux où des personnes se rencontrent pour accéder à un savoir qu’ils partagent et qu’ils échangent". Reprenant l'idée de David Levy[1], il reliait déjà les bibliothèques aux communautés dont elles sont l'espace de référence.

Mais, quinze ans plus tard, loin d'être reconnue largement, cette idée de communauté, de la dimension "humaine" des bibliothèques, semble toujours s'effacer derrière la technique. Et pourtant !

Le terme même de bibliothèque devrait nous alerter, dans sa dimension éminemment polysémique. Car une bibliothèque, nous dit le TLF, est à la fois un lieu, pouvant désigner un espace (de différentes natures : "bâtiment [...] où sont déposées, rangées, cataloguées diverses collections de livres", "cabinet de travail [...] qui renferme une collection de livres", "meuble à rayonnages destiné au rangement et au classement de livres"), mais également désigner la collection de livres elle-même (la bibliothèque de Paul Meyer a permis de constituer le fonds du même nom). Enfin, une "bibliothèque vivante" fait directement référence à l'érudit(e) dont la mémoire est particulièrement remarquable.

La transposition dans un espace numérique de ces différentes fonctions pointe à la fois vers des documents numériques, vers des entrepôts de données et de métadonnées et vers la version moderne des scriptorium que sont les learning centers.

Carl Lagoze concluait son article en signalant que les bibliothèques numériques ne pouvaient pas être seulement des endroits où trouver de l'information et y accéder, mais devaient également permettre "d'ajouter de la valeur aux ressources internet", un enrichissement lié à leur contextualisation, à leur mise en relation avec de nouvelles informations et par leur imbrication dans des réseaux de relations - modèles d'usage, savoir communautaire, réseaux sémantiques. Ainsi, disait-il, "La bibliothèque numérique devient alors un espace pour l’information collaborative et l’enrichissement".

Comment ces éléments peuvent-ils constituer un cadre profitable à une œuvre comme la Chanson de Roland ? Quelles sont les conditions de mise en œuvre d'une telle expérimentation, quel retour d'expérience peut-on en tirer ?

PARTIE I : Un projet autour de la Chanson de Roland

Le 15 aout 778, de retour d'Espagne, Charlemagne perd son arrière-garde, attaquée, à titre de représailles, par les troupes des seigneurs Basques dont il a attaqué les possessions. Lors de la bataille de Roncevaux, l'arrière-garde est écrasée, provoquant la mort de nombreux braves de l'entourage de Charlemagne, dont celle de Roland, préfet de la Marche de Bretagne. On peut imaginer - mais la tradition orale en a perdu la trace - que ce fait d'armes ait été l'objet de chansons de geste et d'épopées, qui ont circulé, au gré de l'errance des troubadours, de seigneurie en seigneurie. Quoi qu'il en soit, la légende de Roland (avec par exemple la traitrise de Ganelon, le son du cor, ou l'épée Durandal qui brise le rocher) refait surface et s'inscrit matériellement sur parchemin au XIIe siècle, les Basques ayant, pour des raisons probablement opportunistes, laissé la place dans le récit aux Sarrasins.

Un corpus riche et varié

De la Chanson de Roland et de ses transcriptions médiévales, on connait aujourd'hui sept versions, et trois fragments. La version considérée comme la plus ancienne et la plus proche d'un hypothétique "texte initial" est le manuscrit conservé à la Bibliothèque Bodléienne d'Oxford (Digby, 23, f. 1r-72r). Communément daté du deuxième quart du XIIe siècle, ce manuscrit a suscité plusieurs dizaines d'éditions modernes, depuis le début du XIXe siècle, a été traduit dans de nombreuses langues, et été l'objet de plusieurs centaines d'études[2].

Une analyse même sommaire des versions manuscrites de la chanson de geste permet immédiatement de comprendre la situation. Là où le manuscrit d'Oxford compte 4002 vers répartis en 291 laisses, la version Venise 4 - datée du XIIIe siècle - en compte 6011, pour 419 laisses, la version de Châteauroux 8201 vers et 449 laisses, le manuscrit Venise 7 rassemble 8395 vers organisés en 445 laisses. Les manuscrits de Paris, Cambridge et Lyon, pour leur part, comptent respectivement 6828, 5695 et 2932 vers, répartis en 375, 354 et 216 laisses.

Une sérieuse diversité, donc, qui pose d'entrée de jeu la question de l'alignement des textes. Sans même parler des études, dont nous avons déjà signalé le grand nombre, on comprend aisément qu'avec la Chanson de Roland et ses éditions modernes, on dispose d'un corpus riche à la fois en volume et en complexité.

Mais la création artistique autour des exploits et de la mort du "neveu" de Charlemagne ne s'arrête pas à sa mise en vers ou à ses traductions : elle a également pris la forme de diverses mises en musique, avec là aussi de nombreuses productions au fil des siècles.

Une expérience pilote en 2014

La bibliothèque universitaire du Campus Lettres et sciences humaines de l'université de Lorraine à Nancy dispose d'un fonds Paul Meyer. Celui-ci, diplômé de l'École des Chartes, philologue et romaniste, spécialiste de littérature romane, a notamment travaillé à la Bibliothèque nationale. Élu au Collège de France en 1876, il prend la direction de l'École des Chartes en 1882. À sa mort, en 1917, il choisit de léguer sa bibliothèque à l'université de Strasbourg, mais, celle-ci étant soumise aux mouvements de frontières que l'Alsace et la Moselle connaissent depuis 1870, c'est la bibliothèque de l'université de Nancy qui est chargée de l'accueillir, par mesure de précaution. C'est ainsi qu'un fonds Paul Meyer, composé de 4222 titres de monographies et d'environ 7700 brochures, tirés-à-art et petites publications.

Dans ce fonds figurent plusieurs éditions de la Chanson de Roland, dont certaines sont annotées de la main de Paul Meyer. On peut supposer qu'il s'agissait là d'un travail préparatoire à la publication de sa propre édition de la Chanson de Roland - laquelle est survenue en XXXX.

En 2014, saisissant l'opportunité d'un stage, Isabelle Turcan confiait à l'un de ses étudiants de la filière "Métiers du livre" la tâche d'explorer et d'analyser l'édition de Francisque Michel de 1869 annotée par Paul Meyer. En effet, sur sept pages du recueil, on retrouve des notes, des indications d'édition, des paperolles... Le travail de l'étudiant a consisté à rééditer sur un site web les sept pages concernées, avec trois principales présentations du texte : le texte initial de Francisque Michel ; le texte avec les annotations de Paul Meyer ; le texte tel qu'il apparaîtrait une fois appliquées les modifications indiquées par Paul Meyer.

À cette occasion, nous avons décidé d'assurer en parallèle la réédition de l'ensemble de l'ouvrage. L'étudiant ayant travaillé sur sept pages, nous nous sommes chargés de cent quinze autres pages, non annotées. Et nous avons profité de l'occasion pour effectuer une expérimentation : en annotant sémantiquement les variantes des noms de Charlemagne et de Roland, nous avons pu construire un système d'information sur les variantes (liste, nombre de pages sur lesquelles chacune est utilisée...). L'ensemble de cette expérimentation a été menée avec un seul document de référence : l'édition de 1869 de la Chanson de Roland par Francisque Michel.

Une bibliothèque numérique sur la Chanson de Roland

Depuis le printemps 2021, un projet de plus grande envergure se met en place. L'idée est de voir comment explorer et exploiter le corpus décrit précédemment, dans toutes ses dimensions et dans toute sa complexité. En effet, grâce à la numérisation d'un nombre croissant de documents, à la mise en ligne de ressources, il est désormais possible d'accéder à plusieurs de ces sources.

Tels des copistes de l'époque médiévale dans un scriptorium, ou les membres d'une société savante occupant la salle de travail d'une bibliothèque, l'ambition est de pouvoir travailler sur ces textes, d'observer leurs différences et leurs rapprochements.

Grâce à un travail effectué précédemment sur l'Irish Mass de Gilles Mathieu, nous avons découvert que ce compositeur avait également composé un oratorio profane sur la base du manuscrit d'Oxford et de sa transcription par Paul Gautier, ce qui a donné l'idée d'effectuer le rapprochement numérique de la partition et de la transcription du manuscrit.

La structure apparente du manuscrit d'Oxford - et que l'on peut aisément imaginer en consultant l'une ou l'autre des transcriptions - s'organise autour de "laisses" - des couplets - rassemblant un nombre variable de vers. Chacune contient des vers en assonance, et commence habituellement par une lettrine. Dans le manuscrit d'Oxford, elles se terminent généralement par une mention mystérieuse, sur laquelle aucune explication n'est acceptée largement : [Aoi].

Lorsque l'on commence à vouloir aligner les textes des manuscrits et leurs transcriptions, on constate rapidement que certains se sont trompés dans la numérotation des laisses. Ainsi, la dernière laisse du teste est numérotée CCXCI chez Roland Bédier, CCXCIII chez Edmund Stengel, CCXCVI chez Francisque Michel et CCXCVII chez Léon Gautier.

Mais le principe de la différenciation des laisses à l'aide des lettrines et des marques [Aoi] sont ussi à l'origine de divergences dans les transcriptions. Certains philologues ont en effet décidé de s'en tenir précisément à ces deux indices pour les changements de laisse, alors que d'autres ont choisi de s'en abstraire, lorsque le contenu du texte leur parait contenir un changement de thème. Par exemple le feuillet 43 verso ne contient ni lettrine, ni mention [Aoi], mais a été considéré par certains comme une charnière dans le récit. Il contient un vers de transition entre la partie dédiée à la mort de Roland et celle qui est dédiée au retour de Charlemagne, et se termine, sur le manuscrit, par un point :

   Morz est Rollant, Deus en ad l’anme es cels. [2]
Chanson de Roland Oxford 43v extrait.png

Bédier et Gautier considèrent ce vers comme le début d'une nouvelle laisse. Michel en fait la fin de la précédente et Stengel propose une version sans changement de laisse (et donc avec un décalage dans le numérotation).

Ainsi, et c'est ce qui motive cet article, ce travail s'est avéré à la fois plus complexe et plus riche que nous l'imaginions.

  1. David M. Levy, "Digital Libraries and the Problem of Purpose", Bulletin of the American Society for Information Science, 26 (6), 2000.
  2. La consultation de la bibliographie proposée sur le site arlima.net est éclairante quant à la richesse et la diversité des écrits sur et autour de la Chanson de Roland.