Chanson de Roland/Manuscrit d'Oxford/Laisse VIII/Gautier/96. Charlemagne
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Laisse VIII, vers 96
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Sommaire
Légende de Charlemagne
Présentation
D’après toutes nos Chansons de geste, comme aussi d’après toutes les autres sources françaises et étrangères, nous allons exposer la « Légende de Charlemagne ».
Nous nous arrêterons ici à la grande expédition d’Espagne ; mais, plus tard, dans une dernière note, nous poursuivrons cette « Histoire poétique » jusqu’à la mort du grand Empereur. D’une part, ce sera : Charlemagne avant, et, de l’autre, Charlemagne après Roncevaux.
Nous avons dû, pour ce travail, nous servir du tome II de nos Épopées françaises ; mais nous avons pris soin d’adopter ici, avec un tout autre ordre, une forme toute différente et de rectifier un certain nombre d’erreurs.
Notre « Légende de Charlemagne » se divisera ainsi qu’il suit :
- I. Naissance, jeunesse et premiers exploits de Charlemagne.
- II. Expédition en Italie : Rome délivrée.
- III. Luttes de l’Empereur contre ses vassaux.
- IV. Avant la grande expédition d’Espagne.
- V. L’ Espagne.
I. Naissance, jeunesse et premiers exploits de Charlemagne
Parmi les légendes relatives à la naissance de Charlemagne, parmi celles du moins qui sont parvenues jusqu’à nous, aucune ne paraît antérieure à la rédaction de la Chanson de Roland. La légende ou plutôt la fable de « Berte aux grands piés » ne s’est point fait jour avant le xiiie siècle, et c’est le poëme d’Adenès qui la mit le plus en lumière... « Berte, fille de Flore, roi de Hongrie et de Blanchefleur, est demandée en mariage par Pépin. (Berte, poëme composé vers 1275, édit. P. Paris, pp. 7-9.) Elle arrive, joyeuse, à Paris ; mais y est tout aussitôt circonvenue par des traîtres. Craignant que son mari ne la tue durant la nuit des noces, elle permet, elle demande à la perfide Aliste de prendre sa place dans le lit nuptial (Ibid., pp. 16-19) ; mais, victime de sa crédulité, la pauvre reine est chassée comme une inconnue, et c’est Aliste qui va longtemps passer pour Berte. (Ibid., pp. 19-26.) On connaît le reste. La véritable reine va, comme Geneviève de Brabant, se réfugier au fond des bois (Ibid., p. 32) ; elle pense y mourir de peur, de froid et de faim (Ibid., pp. 41-52, etc.), et, recueillie par un pauvre voyer, nommé Simon (Ibid., pp. 64-68), elle est, au bout de quelques années, reconnue enfin par son mari (Ibid., pp. 148-153), qui a depuis longtemps découvert la trahison d’Aliste. (Ibid., pp. 88-132.) Quelques mois après, naît Charlemagne. (Ibid., p. 180.) » Telle est la légende, sous sa forme définitive.
La « Chronique Saintongeaise » du commencement du xiiie siècle, est la première à en parler.
Le Charlemagne de Venise, du xiiie siècle (Mss. fr. de Venise, n° xiii), la reproduit aussi, mais en rattachant la serve Aliste à toute la famille, à toute la « geste des traîtres ».
Philippe Mouskes (vers 1240) donne une raison obscène au refus que fait Berte elle-même d’entrer au lit nuptial.
La Gran Conquista de Ultramar (fin du xiiie siècle) ne modifie pas la version d’Adenès.
Les Reali (vers 1350) et le roman de Berte en prose Berlin, Mss. fr., n° 130, prem. moitié du xve siècle) ajoutent quelques traits, plus anciens sans doute, à la Berte d’Adenès, qui cependant avait été composée vers l’an 1275.
La « Chronique de Weihenstephan » (xive siècle), précédée ici par le Karl de Stricker (vers 1230), nous montre Berte se faisant plus rapidement reconnaître par Pépin et le petit Charles élevé comme le fils d’un meunier. ═ Enfin la Chronica Bremensis de Wolter, du xve siècle, peu soucieuse de la dignité de Berte, la fait passer une nuit, dans la cabane d’un paysan, avec Pépin, qui ne l’a pas encore reconnue. (V. G. Paris, Hist. poét. de Charlemagne, p. 228.) ═ En résumé, l’on n’a pensé que fort tard à la mère de Charles, et la légende de son fils était presque achevée, lorsqu’on songea à composer la sienne avec de vieilles histoires, celles-là même qu’on mit plus tard sur le compte de Geneviève de Brabant. Ce travail n’était pas encore commencé quand fut écrite la Chanson de Roland.
Pour l’enfance du grand Empereur, la légende est également de formation très-récente. On n’en trouve aucune trace avant la « Chronique de Turpin ». (La rédaction est de 1109-1119, sauf les cinq premiers chapitres.) Les Enfances-Charlemagne de Venise (2e branche du Charlemagne, Mss. français, n° xiii, comm. du xiiie siècle) sont le premier document poétique où l’on fasse enfin de l’enfance du fils de Pépin le sujet d’un « récit à part ». Mais c’est Girart d’Amiens qui a donné à ces fables le plus de corps dans son Charlemagne, poëme très-médiocre du commencement du xive siècle. (B. N. 778, f° 22, v°. — 169, r°.) Les enfances de notre héros, d’après le Charlemagne de Venise et le poëme de Girart d’Amiens, sont faciles à résumer... « Donc, Berte est reconnue comme reine et devient mère de Charlemagne. Mais Pépin avait eu deux enfants de la fausse Berte, d’Aliste : Heudri et Lanfroi ne rêvent que de supplanter le jeune Charles. (Ms. 778, f° 23, r° — 24, r°.) Ils essaient de l’empoisonner, et le mari de Gilain, de cette sœur de Charles, est forcé d’emmener l’enfant en Anjou. Les deux traîtres, peu satisfaits de cette fuite, calomnient le jeune Charles et lui enlèvent toute sa popularité ; puis ils l’attirent à Reims, sous prétexte de l’y faire couronner. (Ibid., f° 24, v°.) Une lutte s’engage dans la salle même du banquet ; le fils légitime de Pépin insulte les bâtards et se refuse à les servir ; on l’arrache à grand’peine à leur fureur (Ibid., f° 27, v° — 28, r°.) Un serviteur fidèle, David, se charge alors de sauver « l’hoir de France ». Ils s’enfuient tous deux du côté de l’Espagne, traversent la Navarre, franchissent les Pyrénées, et, pleins d’effroi, ne s’arrêtent point jusqu’à Tolède. C’est là, c’est parmi les païens que va s’écouler l’enfance de Charles. (Ibid., f° 28, r° — 30, r°.) Pour se mieux cacher, l’enfant prend le nom de « Mainet », si fameux dans toute notre légende. Il se met au service du roi païen Galafre (Ibid., f° 30, 31) et,
malgré David, se lance dans la bataille contre l’émir Bruyant, ennemi de Galafre. Il le tue, et on le fait chevalier. (Ibid., f° 32, r° — 35, v°.) Il délivre ainsi Galafre de tous ses ennemis et se prend d’amour pour la belle Galienne, fille du Roi. (Ibid., f° 35, v° — 38, r°.) Le récit de ces amours est charmant. (Ibid., f° 38 — 41, r°.) Cependant Charles ne s’amollit point, attaque et tue Braimant : nouveau triomphe. (Ibid., f° 46, v°.) Enfin il épouse Galienne, qui déjà s’est convertie à la foi chrétienne. (Ibid., f° 50, r°, v°.) C’est en vain que Marsile, frère de Galienne, conçoit pour lui une haine mortelle et essaie de le faire périr : Charles, une fois de plus vainqueur, ne songe désormais qu’à quitter l’Espagne et à reconquérir son royaume. Il commence par délivrer une première fois Rome et la Papauté, menacées par Corsuble. (Ibid., f° 55, r° et v°.) Il fait ensuite son entrée en France, et sa marche n’est qu’une suite de victoires. Heudri et Lanfroi, les deux traîtres, les deux fils de la serve, sont vaincus et châtiés. (Ibid., f° 64, r° — 66, v°.) Charles reste seul roi, mais il a la douleur de perdre sa chère Galienne... » (Ibid., f° 67, v°.) — Tel est ce récit, telle est cette « légende » des Enfances de Charles. Rien n’en transpire avant le xiie siècle. La Chronique de Turpin (cap. xiii et xxi) n’y fait que quelques allusions.
Le Charlemagne de Venise (comm. du xiiie siècle) est, par avance, d’accord avec Girart d’Amiens : seulement, les traîtres y sont appelés Landri et Leufroi et se font secourir, à la fin du poëme, par le trop célèbre Girart d’Aufraite. Charles, d’ailleurs, a eu affaire à un pape de la race de Ganelon, et n’a pu sortir d’embarras que grâce à l’appui du roi de Hongrie et au dévouement d’un cardinal dont il fit plus tard un pape. (V. l’analyse de M. Guessard,dans la Bibl. de l’École des Chartes, xviii, 397-402.) ═ Le Renaus de Montauban (xiiie siècle) nous offre à peu près la même légende. (Éd. Michelant, p. 266.)
Dans la Karlamagnus Saga du xiiie siècle (V. l’analyse de Gaston Paris dans la Bibl. de l’École des Chartes, xxv, 83-93), Charles s’allie, contre Lanfroi et Heudri, avec un voleur du nom de Basin. Caché derrière les rideaux du comte Reinfroi, il entend tout le complot tramé contre lui et le démasque.
Renaus de Montauban reproduit aussi cette légende, bien qu’elle s’accorde mal avec la précédente. (Éd. Michelant, pp. 266, 267)
Le Karl Meinet (compilation du comm. du xive siècle) raconte une histoire qui se rapproche assez de celle du Charlemagne de Girart d’Amiens, et qu’il emprunte à un Meinet néerlandais des xiie siècle- et xiiie siècles : « Haenfrait et Hoderich gagnent la confiance de Pépin, et même passent pour ses fils. Ces bâtards veulent se débarrasser de l’enfant légitime, qui leur échappe en se retirant chez Galafre... »
La Cronica general de Espana (xiiie siècle) se hâte, dès l’arrivée de Charles en Espagne, de le mettre en rapport avec Galienne, qu’il rencontre, qu’il délivre de
Braimant, et à laquelle il fait connaître son véritable nom.
La Gran Conquista de Ultramar (fin du xiiie siècle) et notre Garin de Montglane (prem. tiers du xiiie siècle- s.) sont d’accord avec Girart d’Amiens.
Les Reali (vers 1350) veulent que les deux Bâtards aient empoisonné Berte, assassiné Pépin et forcé Charles à se faire moine à Saint-Omer. C’est seulement après le récit de ces faits que l’auteur italien se décide à reproduire la légende première. (G. Paris, Hist. poét. de Charlemagne, pp. 239-244)
Dans l’Entrée en Espagne (xiiie siècle- et xive siècles), il est fait allusion aux amours de Charles et de Galienne, qui étaient devenus une légende très populaire. (Mss. fr. de Venise, n° xxi, f° 230, r°.)
En résumé, on ne trouve aucune trace des « Enfances de Charlemagne » avant le xiie siècle, et il n’y est fait aucune allusion dans la Chanson de Roland.
II. Expédition de Charles en Italie : Rome délivrée
« Un jour, les ambassadeurs du roi de France sont insultés par le roi de Danemark, Geoffroi. Charles, plein de rage, s’apprête à faire mourir le fils et l’otage de Geoffroi, le jeune Ogier, lorsque tout à coup on lui vient annoncer que les Sarrazins se sont emparés de Rome. (Chevalerie Ogier de Danemarche, poëme du xiie siècle, v. 174-186.) Charles, tout aussitôt, part en Italie, traverse les défilés de Montjeu (Ibid., 191-222), où il est miraculeusement conduit par un cerf blanc (Ibid., 222-283), et s’avance jusque sous les murs de Rome. Le pape Milon, son ami, marche à sa rencontre et lui fait bon accueil. (Ibid., 315-329.) Corsuble cependant, le Sarrazin Corsuble est maître de Rome, et n’aspire qu’à lutter contre les Français. (Ibid., 284-299 et 330-383.) Une première bataille s’engage. (Ibid., 384-423 et 448-467.) L’Oriflamme va tomber au pouvoir des païens, quand Ogier intervient et relève, par son courage et sa victoire, la force abattue des Français. (Ibid., 468-681.) On l’acclame, on lui fait fête, on l’arme chevalier. (Ibid., 682-749.) C’est alors que les Sarrazins s’apprêtent à opposer, dans un duel décisif, leur Caraheu à notre Ogier. (Ibid., 851-961.) Le succès est un moment compromis par les imprudences de Charlot, fils de l’Empereur. (Ibid., 1075-1224.) Néanmoins le grand duel entre les deux héros se prépare, et l’heure en va sonner (Ibid., 1225-1537) : Gloriande, fille de Corsuble, en sera le prix. Une trahison de Danemont, fils du roi païen, retarde la victoire d’Ogier, qui est fait prisonnier. (Ibid., 1538-2011.) Mais les Français n’en sont que plus furieux. Un grand duel, qui doit tout terminer, est décidé entre Ogier et Brunamont, le roi de « Maiolgre ». (Ibid., 2525 et suiv.) Ogier est vainqueur (Ibid., 2635-3041) ; Corsuble s’éloigne de Rome (Ibid., 3042-3052) et Charles fait dans la grande ville une entrée triomphale. Il a la générosité d’épargner Caraheu et Gloriande (Ibid., 3053-3073) et, chargé de gloire, reprend le chemin de la
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France. » (Ibid., 3074-3102.) ═ Telle est la version attribuée au vieux Raimbert de Paris (xiie siècle) et reproduite, avec amplification, par Adenès en ses Enfances Ogier (seconde moitié du xiiie siècle). ═ Le Charlemagne de Venise (comm. du xiiie siècle) nous offre une troisième forme de la même légende, qui ne diffère pas notablement des deux premières... C’est Dieu lui-même qui, par un ange, ordonne à Charles l’expédition d’Italie. Ogier n’est ici qu’un écuyer inconnu ; Caraheu reçoit le nom de Caroer, et il meurt à la fin du Roman, etc. ═ La Karlamagnus Saga, du xiiie siècle (en sa 3e branche) ; les remaniements en vers (Bibl. de l’Ars., B. L. F., 190, 191, xive siècle) et en prose (Éditions incunables qui reproduisent la version du manuscrit précédent) ; les Conquestes de Charlemagne, de David Aubert (1458), n’apportent à la légende aucune variante considérable. ═ Cette même légende n’a laissé aucune trace dans la Chanson de Roland, où cependant Ogier joue un rôle très-important (sans être toutefois compté au nombre des douze Pairs). Ogier est néanmoins un personnage historique, et sa légende s’est formée bien avant le xiiie siècle. Dans l’histoire poétique de Charlemagne, c’est l’élément le plus antique que nous ayons rencontré jusqu’ici. ═ Les Enfances Ogier nous ont parlé fort longuement d’une première expédition en Italie : Aspremont, plus longuement encore, nous fait assister à une seconde campagne de l’Empereur par delà les Alpes. C’est donc ici qu’il convient de résumer Aspremont... « Charles tient sa cour un jour de Pentecôte. (Édit. Guessard, pp. 2 et 3, v. 1-5.) Soudain, un Sarrazin arrive et défie solennellement le Roi au nom de son maître Agolant. L’ambassadeur païen s’appelle Balant. (Ibid., p. 4, v. 9 et suiv.) Charles pousse son cri de guerre, et la grande armée de France se met en route vers l’Italie. La voilà qui passe à Laon. (Ibid., p. 11, v. 77 et suiv.) Or, à Laon était enfermé le neveu de Charles, qu’on ne voulait pas encore mener à la guerre : il n’avait que 12 ou 15 ans. Roland s’échappe et rejoint l’armée. (Ibid., pp. 13-16.) Charles envoie Turpin demander aide au fameux Girart de Fraite, qui d’abord répond par un refus insolent, et veut assassiner l’Archevêque (Ibid., pp. 17-18) ; mais qui, sur les conseils pressants de sa femme, se décide à marcher au secours de l’Empereur. (B. N. Ms. 2495, f° 85, r° — 87, r°.) Alors toute l’armée franchit les Alpes et traverse l’Italie ; car c’est la Calabre qui doit être le théâtre de la grande lutte. Agolant, le roi païen, a un fils nommé Yaumont, qui est le héros du poëme. Yaumont lutte avec Charles et est sur le point de le vaincre, quand arrive Roland, qui tue le jeune Sarrazin et s’empare de l’épée Durendal. (B. N. Ms. Lavall., 123, f° 41, v° — 43, r°.) La guerre cependant n’est pas finie : il faut que saint Georges, saint Maurice et saint Domnin descendent dans les rangs des chrétiens et combattent avec eux (Ibid., f° 64, v°
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— 65, r°) ; il faut que Turpin porte au front de l’armée le bois sacré de la vraie croix ; il faut que Dieu, par un miracle sans pareil, donne à ce bois l’éclat du soleil ; il faut, à côté de ces efforts célestes, tout l’effort humain de Charlemagne, de Roland et de Girart, pour qu’enfin les Sarrazins soient vaincus. (Ibid., f° 65, 2° et suiv.) Agolant meurt alors sous les coups de Claires, neveu de Girard (Ibid., f° 81, v°) ; Girard lui-même s’empare de Rise (Ibid.), et l’on donne le royaume d’Agolant à Florent, neveu du roi de Hongrie. » (Ibid., f° 81, v° — 87.) ═ Les débuts de Roland sont autrement racontés, comme nous le verrons ailleurs, par l’auteur de Girars de Viane, par le Charlemagne de Venise, par Renaus de Montauban. ═ Les Reali sont conformes au récit précédent, mais lui donnent une Suite où Girart de Fraite est représenté sous les traits d’un renégat furieux, que ses fils sont forcés d’enfermer dans une tour. ═ Quant à l’Agolant de la Chronique de Turpin (de 1109 à 1119), il n’a rien de commun avec celui de la Chanson d’Aspremont. Tout d’abord il règne en Espagne, et non pas en Italie. En second lieu, c’est quelque temps avant Roncevaux que le faux Turpin place l’action de sa lutte avec Charles. Le roi païen tue 40,000 chrétiens ; une première fois vaincu, il se réfugie dans Agen ; mais il est encore battu à Taillebourg, puis à Saintes. C’est alors qu’il repasse les Pyrénées, et qu’il est définitivement vaincu et tué sous les murs de Pampelune. (V. les Épopées françaises, t. II, pp. 68-69.) Quoi qu’il en soit et pour en revenir à Aspremont, le dénoûment de ce poëme est le même que celui des Enfances Ogier : c’est l’Italie et Rome délivrées des païens.
III. Luttes de Charlemagne contre ses vassaux : 1° Girart de Viane. « Garin de Montglane, avec ses quatre fils, Renier, Mille, Hernault et Girart, est tombé dans une misère profonde. (Girars de Viane, poëme du commencement du xiiie siècle, éd. P. Tarbé, pp. 4-7.) Les Sarrazins entourent son château que baigne le Rhône ; mais ses fils le délivrent (Ibid., pp. 6-9) et se lancent dans les aventures. (Ibid., pp. 9-10.) Girart arrive à Reims pour se mettre au service de Charles avec son frère Renier. (Ibid., pp. 11-20.) Adoubés par l’Empereur (Ibid., pp. 20-21), ils lui rendent en effet mille services dont ils se font trop bien payer (Ibid., pp. 24-30), et Girart devient l’ennemi mortel de Charlemagne, qui lui avait d’abord promis la duchesse de Bourgogne en mariage, et avait fini par l’épouser lui-même. La nouvelle Impératrice, irritée contre Girart, lui fait baiser son pied, quand le jeune vassal pense baiser celui de l’Empereur. De là, toute la lutte qui va suivre. (Ibid., pp. 31-41.) Une guerre terrible s’engage entre les fils de Garin et Charlemagne. (Ibid., pp. 51-66.) Les deux héros de cette guerre seront, d’une part, Olivier, fils de Renier et neveu de Girart ; de l’autre, Roland, neveu de Charles. Aude, la belle
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Aude, sœur d’Olivier, devient l’amante de Roland : nouvelle complication, qui donne un intérêt plus vif à cette légende héroïque dont le principal épisode est le siége de Vienne. (Ibid., pp. 66-105.) La guerre devenant interminable, on se résout à l’achever par un combat singulier entre Olivier et Roland. (Ibid., pp. 106 et ss.) Le combat est admirable, mais demeure indécis. (Ibid., pp. 133-154.) Bref, la paix est faite ; Girart se réconcilie avec Charles ; Aude est promise à Roland, et l’on part pour Roncevaux. (Ibid., pp. 155-184.) » ═ 2° Les quatre fils Aymon... « Charles tient cour plénière. Il se plaint de la rébellion de Doon de Nanteuil et de Beuves d’Aigrement : même il s’apprête à rassembler contre ce dernier toutes les forces de son empire. (Renaus de Montauban, poëme du xiiie siècle, mais dont il a existé des rédactions antérieures ; édit. Michelant, pp. 1-3.) Aymon de Dordone, qui est un autre frère de Beuves, proteste courageusement contre la colère de l’Empereur. Charles le menace, et Aymon se retire fièrement de la Cour avec tous ses chevaliers. C’est ici que commence la lutte entre l’Empereur et le duc Aymon, qui est soutenu par ses quatre fils, Renaud, Alard, Guichard et Richard. (Ibid., p. 3, v. 8-30.) Le roi de France, pour mettre fin à cette guerre, envoie à Beuves d’Aigremont un ambassadeur que le rebelle met à mort. (Ibid., pp. 3-8.) Un second messager, qui est le propre fils de Charles, Lohier lui-même, est envoyé au terrible Beuves. Son insolence le perd, et Lohier meurt dans une bataille qui a pour théâtre le château de Beuves. (Ibid., pp. 8-16.) Désormais la guerre est inévitable ; elle commence. (Ibid., pp. 19-27.) Le duc Beuves échoue devant Troyes, et une défaite de l’armée féodale suffit pour anéantir toutes les espérances des coalisés. (Ibid., pp. 30-37.) Charles pardonne à ses ennemis, mais fait assassiner le duc Beuves, qui s’acheminait vers Paris. (Ibid., pp. 37-44.) Aymon, lui, fait la paix assez bassement avec l’assassin de son frère ; Doon de Nanteuil et Girart de Roussillon font de même. La guerre semble finie. (Ibid., pp. 44-45.) Là-dessus, les quatre fils Aymon viennent à la cour de Charles et y sont faits chevaliers, adoubés. (Ibid., pp. 45-47.) Leur fortune semble assurée, quand certaine partie d’échecs vient tout changer. Le neveu de l’Empereur, Bertolais, joue avec Renaud : survient une dispute et, d’un coup d’échiquier, Renaud tue son adversaire. (Ibid., pp. 51, 52.) Le meurtrier et ses trois frères s’enfuient au plus vite de la Cour où ils sont menacés. Leur père est le premier à les abandonner. Leur mère, leur mère seule leur demeure fidèle. Ils se retirent dans la vieille forêt des Ardennes. (Ibid., pp. 52, 53.) C’est là qu’ils vont se cacher durant sept ans ; c’est là que va commencer leur « grande misère ». Ils sont poursuivis par Charlemagne, qui fait le siége de leur château de Montrésor. Un traître est sur le point de le livrer à l’Empereur, et les fils du duc
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Aymon, affamés, sont forcés de s’éloigner de ces murs où pendant cinq années ils ont arrêté l’effort de tout l’Empire. (Ibid., pp. 53-74.) Ils errent dans la grande forêt, et le cheval de Renaud, Bayard, leur vient en aide par sa force et son agilité merveilleuses. (Ibid., pp. 74-85.) Mais la faim les éprouve de plus en plus ; tous leurs chevaliers meurent ; ils vont mourir aussi. (Ibid., pp. 85, 86.) Leur mère, qui a quelque peine à les reconnaître dans ce misérable état, leur offre en vain l’hospitalité. (Ibid., pp. 87-89.) Ils sont forcés de se remettre en route, chassés par leur propre père, et s’acheminent vers le Midi, où les mêmes aventures les attendent. (Ibid., pp. 89-96.) Le roi Yon, qui régnait à Bordeaux, les voit un jour arriver dans cette ville avec leur cousin, le fameux enchanteur Maugis. (Ibid., pp. 96, 97.) Les nouveaux venus aident le roi de Gascogne dans sa lutte contre les Sarrazins, et délivrent une fois de plus la Chrétienté envahie. (Ibid., pp. 97-107.) Cependant Charlemagne les menace toujours, et ils se construisent un château (Mont des Aubains ou Montauban). C’est là qu’ils espèrent pouvoir résister à Charles. (Ibid., pp. 107-111) Renaud, en attendant la guerre probable, épouse la sœur du roi Yon. (Ibid., pp. 111-114.) À peu de temps de là, Charles, revenant d’Espagne, aperçoit le château de Montauban. Fou de jalousie et de rage, il en prépare le siége. Roland y prend part et rivalise avec Renaud. La lutte éclate, elle se prolonge, elle est terrible. (Ibid., pp. 114-144.) Mais le roi Yon lui-même trahit les quatre frères, et ils sont sur le point de tomber entre les mains des chevaliers de l’Empereur. Un combat se livre : Renaud y fait des prodiges. (Ibid., pp. 142-192.) C’est Ogier qui est chargé d’exécuter les ordres de Charles contre les quatre frères, mais il rougit de seconder une trahison : Maugis, alors, délivre les quatre frères. (Ibid., pp. 192-219.) Renaud, en vassal fidèle, désire d’ailleurs se réconcilier avec Charlemagne. (Ibid., pp. 230-246.) Mais, hélas ! les ruses et les enchantements de Maugis ont irrité l’Empereur ; et il exige qu’on lui livre le magicien. (Ibid., pp. 249-254.) Sur ces entrefaites, Richard, frère de Renaud, tombe au pouvoir de l’Empereur, qui le veut faire pendre. Mais les douze Pairs se refusent nettement à exécuter cette sentence (Ibid., pp. 254-267), et Renaud, averti par son bon cheval Bayard, délivre son frère. La lutte recommence avec une rage nouvelle. (Ibid., pp. 267-285.) Nouvelles ruses de Maugis, nouvelles batailles : Charles devient le prisonnier de Renaud, qui se refuse à tuer son seigneur. (Ibid., pp. 285-337.) L’Empereur ne sait pas reconnaître une telle générosité et assiége de nouveau Montauban, où la famine devient insupportable. Par bonheur, un mystérieux souterrain sauve les quatre frères. (Ibid., pp. 337-362.) Cependant la guerre est loin d’être finie : il faut que Richard de Normandie soit fait prisonnier par les rebelles ; il faut que les Pairs forcent l’Empereur à conclure la paix ; il
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faut qu’ils aillent jusqu’à abandonner Charles. (Ibid., pp. 362-398.) Enfin la paix est faite, et elle est définitive. Renaud s’engage à faire un pèlerinage à Jérusalem, et arrive dans la Ville sainte au moment même où elle est attaquée par les Sarrazins. Il la délivre (Ibid., pp. 403-417), et refuse d’en être le roi. (Ibid., pp. 407, 408.) Il revient en France ; mais sa femme est morte, mais ses fils sont menacés par toute la famille de Ganelon et d’Hardré ! Il a la joie d’assister à leur triomphe. (Ibid., pp. 418-442.) C’est alors que, dégoûté des grandeurs humaines, il s’échappe un jour de son château et va, comme maçon, comme manœuvre, offrir humblement ses services à l’architecte de Cologne. (Ibid., pp. 442-445.) Sa force et son désintéressement excitent la jalousie des autres ouvriers, qui le tuent. (Ibid., pp. 445-450.) Mais Dieu fait ici un grand prodige : le corps de Renaud, jeté dans le Rhin, surnage miraculeusement au milieu de la lumière et des chants angéliques ; puis, comme un autre saint Denis, il guide lui-même jusqu’à Trémoigne les nombreux témoins de ce miracle. (Ibid., pp. 450-454.) C’est plus tard seulement qu’on reconnut le fils du duc Aymon, dont l’intercession faisait des miracles, et saint Renaud, canonisé populairement, reçut les honneurs dus aux serviteurs de Dieu. » (Ibid., pp. 454-457.) ═ 3° Ogier de Danemark. « Ogier était le fils de ce roi de Danemark qui avait jadis outragé les messagers de Charles. Otage de son père, il avait été retenu prisonnier par l’Empereur, qui même voulait le faire mourir. Nous avons vu plus haut comment il avait mérité le pardon de Charlemagne en combattant contre les Sarrazins envahisseurs de Rome, en luttant contre Caraheu et Danemont. (Chevalerie Ogier de Danemarche, poëme de Raimbert, xiie siècle, 174-3102.) Le Danois, vainqueur, se repose depuis longtemps à la cour de Charlemagne. Mais une partie d’échecs va changer sa fortune, et il en est de lui comme de Renaud de Montauban. Son fils, Baudouinet, est tué par le fils de l’Empereur, Charlot, qu’il a fait échec et mat. (Ibid., vers 3152-3180.) Ogier l’apprend ; Ogier veut tuer le meurtrier ; mais, assailli par mille Français, il est forcé de s’enfuir et va jusqu’à Pavie demander asile au roi Didier, qui le fait gonfalonier de son royaume. (Ibid., 3181-3541.) Charlemagne le poursuit jusque-là et réclame du roi lombard l’expulsion du Danois : Ogier jette un couteau à la tête de l’ambassadeur impérial. (Ibid., 4074-4288.) Charles veut se venger à tout prix. Les Lombards défendent Ogier : guerre aux Lombards. Une formidable bataille se livre entre les deux armées, entre les deux peuples. Didier s’enfuit ; Ogier reste avec cinq cents hommes devant tout l’effort de l’armée française. Sa résistance est héroïque, mais inutile. Il est forcé de se retirer devant cent mille ennemis. (Ibid., 4534-5883.) C’est pendant cette fuite, ou plutôt durant cette retraite, que, devenu tout à fait fou de colère, Ogier
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égorge lâchement Amis et Amiles. (Ibid., 5884-5891.) Mais la poursuite continue, continue toujours. Par bonheur, Ogier a un admirable cheval, Broiefort, qui prend enfin son galop à travers ces cent mille hommes et sauve son maître cerné dans un château. Le Danois parvient à s’enfermer dans Castelfort : le siége de Castelfort va commencer. (Ibid, 5892-6688.) Dans ce château Ogier est seul, tout seul, et il a devant lui toute l’armée de Charlemagne. Son ami Guielin a succombé, tous ses chevaliers sont morts, et c’est l’Occident tout entier qui semble conjuré contre le seul Danois. (Ibid., 6689-8374.) Ne pouvant rien par la force, il essaie de la ruse, et il fabrique en bois de nombreux chevaliers qui étonnent l’ennemi et l’arrêtent. Malgré tout, il va mourir de faim et sort de ce château. Il en sort pour égorger l’Empereur, et essaie en réalité d’assassiner Charles, qui cependant s’est montré pour lui plein de générosité et de douceur. Mais, de nouveau poursuivi, Ogier est enfin fait prisonnier, et le voilà captif à Reims. (Ibid., 8375-9424.) Charles veut l’y laisser mourir de faim ; mais Turpin sauve le Danois, dont la captivité ne dure pas moins de sept années. L’Empereur le croit mort... (Ibid., 9425-9793.) La France cependant est menacée d’un épouvantable danger : elle est envahie par le Sarrazin Brehus : Ogier seul serait en état de la sauver, et c’est alors que Charles apprend que le Danois vit encore. (Ibid., 9794-10082.) L’Empereur tombe aux genoux de son prisonnier, de son ennemi mortel, et le supplie de sauver la France. Mais Ogier est implacable, et n’y consent qu’à la condition de tuer de sa propre main Charlot, auteur de la mort de son fils. (Ibid., 10081-10776.) Et déjà, en effet, il lève son épée sur le malheureux fils de Charlemagne, quand un ange descend du ciel pour empêcher ce meurtre. On s’embrasse, on s’élance au-devant de Brehus. (Ibid., 10870-11038.) Les Sarrazins sont battus ; Brehus est tué par Ogier, qui a vainement cherché à le convertir. (Ibid., 11039-12969.) Le Danois, décidément réconcilié avec Charlemagne, épouse la fille du roi d’Angleterre, qu’il a délivrée des infidèles. Il reçoit de l’Empereur le comté de Hainaut, et c’est là qu’il finit ses jours en odeur de sainteté. Son corps est à Meaux. » (Ibid., 12970-13042.) ═ Toute cette légende d’Ogier s’est formée en même temps que celle de Roland, et elle était presque achevée quand fut écrite notre Chanson. Mais ce sont là, notons-le bien, deux Cycles différents, et qui n’ont eu entre eux aucune communication notable. Les deux légendes se sont formées chacune de leur côté, très-indépendantes l’une de l’autre. On en peut dire autant, dans une certaine mesure, de Renaus de Montauban et de Girars de Viane. C’est ainsi, d’ailleurs, qu’il faut comprendre le mot « cycle ». ═ 4° Jean de Lanson. « Jean de Lanson est un neveu de Ganelon, un petit-fils de Grifon d’Hautefeuille : il est de la race des traîtres. Il possède
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la Pouille, la Calabre, le Maroc, qu’il a reçus de Charlemagne. Tant de bonté n’a pas désarmé la haine qu’il porte à l’Empereur, et il ne cesse de conspirer contre lui. Il offre à sa cour un asile au traître Alori, qui a assassiné Humbaut de Liége. Cette dernière insulte met à bout la patience de Charles, et il envoie à Jean de Lanson les douze Pairs pour le défier. (Jehan de Lanson, poëme du commencement du xiiie siècle, qui n’a d’ailleurs aucune racine dans la tradition, Ms. de l’Arsenal, B. L. F. 186, f° 108 et ss.) Les douze Pairs traversent toute l’Italie, et se voient menacés par les traîtres à la tête desquels est Alori. (Ibid., f° 121.) Par bonheur les messagers de Charles ont avec eux l’enchanteur Bazin de Gênes, qui, autre Maugis, emploie mille ruses pour déjouer les projets d’Alori. (Ms. de la B. N. 2,495, f° 1-13, v°.) C’est en vain que Jehan de Lanson oppose Malaquin à Bazin, magicien à magicien : Bazin parvient à restituer aux douze Pairs leurs épées qui leur avaient été habilement volées (Ibid., f° 14, v°), et trouve, à travers mille aventures, le secret de pénétrer en France, à Paris, où il avertit l’Empereur de la détresse de ses messagers. (Ibid., f° 15-29.) Charles réunit son armée : il marche sur la Calabre et, vainqueur dans une première bataille, met le siége devant Lanson. (Ibid., f° 29-55.) Encore ici, Bazin lui vient en aide. Il endort tous les habitants du palais de Lanson et le duc Jean lui-même. Charles pénètre dans ce château enchanté et délivre les douze Pairs depuis trop longtemps prisonniers... » (Ibid., f° 55-64 v°.) Ainsi se termine ce poëme curieux, œuvre purement littéraire et où la légende ne tient aucune place.
IV. Avant la grande expédition d’Espagne
- 1° Charlemagne en Orient. « L’Empereur est à Saint-Denis. Il se met la couronne en tête et ceint son épée : « Connaissez-vous, dit-il à l’Impératrice, un chevalier, un roi auquel la couronne aille mieux ? — Oui, répond-elle imprudemment, j’en connais un : c’est l’empereur Hugon de Constantinople. » (Vers 1-52 ; 58 et suiv. du Voyage à Jérusalem et à Constantinople, première partie du xiie siècle.) Charles, brûlé de jalousie, veut aller voir ce roi si bien coiffé. Il part avec les douze Pairs, et va d’abord à Jérusalem pour adorer le Saint-Sépulcre. Suivi de quatre-vingt mille hommes, il arrive dans la Ville sainte. (Ibid., v. 67-108.) Reconnu par le Patriarche, Charles reçoit de lui la sainte couronne, un des clous, le calice eucharistique et du lait de la Vierge. L’attouchement de ces reliques guérit un paralytique : leur authenticité est, par là, mise en lumière. (Ibid., 113-198.) L’Empereur quitte enfin Jérusalem et se dirige vers Constantinople, après avoir fait vœu de chasser les païens de l’Espagne. (Ibid., 221-332.) Charles traverse l’Asie et arrive enfin à Constantinople, où il est gracieusement accueilli par l’empereur Hugon. (Ibid., 262-403.) Par malheur, les barons français ne se montrent pas
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assez reconnaissants de cette hospitalité, et se livrent, pendant toute une nuit, à des plaisanteries, à des gabs, où l’empereur et l’empire d’Orient sont fort insolemment traités. Ces forfanteries sont rapportées à Hugon, qui s’irrite contre les Français et les met en demeure de réaliser leurs gabs. (Ibid., 446-685.) C’est alors que Dieu envoie un ange au secours de Charles fort embarrassé ; c’est alors aussi que les plaisanteries des douze Pairs reçoivent, malgré leur immoralité, un commencement d’exécution. Hugon se déclare satisfait et tombe aux bras de Charles. (Ibid., 686-802.) Bref, la paix est faite, et Charles peut enfin partir en Occident. Il rapporte en France les reliques de la Passion. » (Ibid., 803-859.) ═ Cependant Olivier, pendant la fameuse nuit des gabs, avait déshonoré la fille de l’empereur Hugon, et en avait eu un fils. C’est ce fils, du nom de Galien, qui se met plus tard à la recherche de son père et qui le retrouve enfin sur le champ de bataille de Roncevaux, au moment où l’ami de Roland rend le dernier soupir. (V. le roman en prose de Galien, Bibl. de l’Arsenal, 226, analysé dans le t. II des Épopées françaises, pp. 282-287. Cf. les éditions de Galien le rhétoré, 1500, Verard, etc.) ═ La légende du voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople n’apparaît pas avant le Benedicti Chronicon, œuvre d’un moine du mont Soracte, Benoît (mort vers 968), qui s’est contenté de falsifier un passage d’Eginhard, en substituant le mot Rex aux mots : Legati regis. Nous avons été le premier à le démontrer. (Épopées, II, 265, 266.) ═ D’après une légende latine anonyme, composée vers 1060-1080 (Descriptio qualiter Carolus Magnus clavum et coronam Domini a Constantinopoli Aquisgrani attulerit qualiterque Carolus Calvus hæc ad Sanctum Dionysium retulerit), le Patriarche de Jérusalem est chassé de sa ville par les Sarrazins, et vient réclamer l’aide de l’empereur d’Orient. Mais c’est à Charles qu’est réservée la gloire de venger la cause de Dieu. Un songe en avertit l’empereur de Constantinople, et celui-ci en prévient tout aussitôt le roi des Franks. Sans hésiter, il part, il arrive en Terre-Sainte, y est miraculeusement protégé, bat les païens et délivre Jérusalem. Pour prix d’un tel service, il demande les saintes reliques. On les lui délivre, et vingt miracles attestent l’authenticité du saint suaire, des langes et surtout de la sainte couronne : les aveugles voient, les sourds entendent, les malades sont guéris. Chargé de ce trésor, Charles revient en France. ═ La « Chronique de Turpin » ne fait à ce fameux voyage qu’une allusion en passant. (Cap. xx.) ═ La légende, dès lors, se répand partout avec une autorité de plus en plus considérable. Pierre Comestor fait honneur à Charlemagne de la translation à Charroux d’une relique célèbre. Gui de Bazoches (fin du xiie siècle) dit que Charlemagne est réellement l’auteur de la première croisade, et cette idée est répétée par Hélinand,
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Vincent de Beauvais et Marino Sanuto. ═ La Karlamagnus Saga du xiiie siècle, résumée au xve siècle- dans le livre danois : Keiser Karl Magnus’s Kronike, raconte très-gravement un voyage de Charlemagne en Orient où il n’est pas question des gabs... Charles fait vœu de visiter le Saint Tombeau : il revient, en effet, par Constantinople, mais c’est pour la délivrer des Sarrazins. Il en rapporte le saint suaire et surtout la pointe de la lance dont fut percé le côté de Jésus-Christ. Il est certain que la Saga reproduit ici un vieux poëme. ═ Mais dans une autre branche (la septième), elle reproduit en outre le poëme que nous avons précédemment analysé. ═ Philippe Mouskes ajoute (vers 10022 et suiv.) quelques nouvelles reliques à celles qu’ont énumérées les précédents auteurs. ═ Girart d’Amiens, dans un passage malheureusement mutilé de son Charlemagne, raconte une véritable Croisade du grand empereur. ═ Le Ms. 226 de l’Arsenal reproduit, à peu de chose près, notre Voyage du xiie siècle. Seulement, — alors que Charles quitte Jérusalem pour aller à Constantinople avec de nombreuses reliques, — les pèlerins sont attaqués par deux mille Sarrazins que commande Braimant. Naimes est d’avis de ne pas tenter une résistance impossible ; mais les jeunes Pairs se précipitent sur les païens. Charles, lui, se contente de s’agenouiller : sa prière est tout aussitôt exaucée, et tous les Sarrazins sont changés en statues de pierre. ═ David Aubert, dans ses Conquestes de Charlemagne, reproduit à peu près, et en la délayant, la version de la Légende anonyme de 1080... ═ « Charlemagne, qui était allé en personne visiter l’Orient, y envoya une autre fois ses grands barons (douze comtes). Le chef de cette ambassade est Simon de Pouille. (Simon de Pouille, poëme de la fin du xiiie siècle- s. Ms. 368 de la B. N., f° 144, v°, col. 3.) Les Douze arrivent à Jérusalem, adorent le Saint Sépulcre ; mais, au sortir de la Ville sainte, ils sont faits prisonniers par l’émir Jonas et les Sarrazins. Par bonheur, le sénéchal de Jonas, Sinados, se convertit fort à propos pour les douze Compagnons, qui peuvent s’enfermer et se défendre dans le château d’Abilent. (Ibid., f° 144-149.) Les Français, grâce à une ruse de Simon de Pouille, parviennent à rejoindre leur allié Sinados. (Ibid., f° 149-154.) Cependant, et malgré, toutes leurs victoires, les chrétiens vont mourir de faim (Ibid., f° 155) et demandent en vain du secours au roi de Jérusalem. (Ibid., f° 156-159.) Mais ils peuvent enfin faire parvenir un message à Charles. (Ibid., f° 159.) Une dernière bataille rend les Français maîtres de la situation. Ils sont aidés par deux mille chevaliers que Charles leur envoie de France : Sinados est baptisé et devient, après la mort de Simon, le suzerain de la Calabre et de la Pouille. » (Ibid, f° 159-160, et Ms. de Londres, analysé par Fr. Michel, en son Charlemagne, pp. civ-cviii.) ═ 2° Charlemagne en Bretagne. « Acquin, empereur des Sarrazins, » s’est rendu maître de la Petite-Bretagne.
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Il habite le palais de Guidalet ; mais Charlemagne, lassé de la paix, s’apprête à marcher contre les envahisseurs norois. (Acquin, poëme de la fin du xiie siècle, conservé dans un Ms. détestable du xve siècle-, B. I. 2233, f° 1, r°.) Charles arrive à Avranches et s’installe à Dol. « Commençons la guerre, » dit l’Archevêque. (Ibid., f° 1, v° — 3, r°.) La situation des chrétiens est difficile. Une ambassade est, par le conseil de l’archevêque de Dol, envoyée à Acquin par Charlemagne. Les messagers de l’Empereur, insolents comme toujours, sont sur le point d’être tués par les Sarrazins ; mais la femme du roi païen intercède en leur faveur. (Ibid., f° 37° — 7, v°.) Naimes est d’avis de commencer immédiatement la guerre et de mettre le siége devant Guidalet. Dans me première bataille, les chrétiens sont vainqueurs. (Ibid., f° 7, v° — 16, r°.) Leurs pertes sont d’ailleurs considérables, et le père de Roland, Tiori, meurt sur le lieu du combat. Malgré tout, les Français s’emparent de Dinart et investissent Guidalet. Le siége est long et rude. Même un jour, l’armée de Charles est surprise et vaincue. (Ibid., f° 16, 7° — 30, r°.) Naimes n’échappe à la mort que grâce à un miracle. (Ibid., f° 31-33.) Mais Guidalet tombe enfin au pouvoir des Bretons et des Français, et Gardainne est miraculeusement anéantie par un orage envoyé de Dieu. (Ibid., f° 33 — 50, v°.) Un duel de Naimes et d’Acquin paraît terminer la Chanson : Acquin meurt, et sa femme est baptisée. » (Ibid., f° 50-55.) Dans ce poëme, dont nous ne possédons pas de version complète, l’élément littéraire est plus considérable que l’élément traditionnel. On y rencontre cependant des légendes visiblement antiques ; mais tout a été écrit en dehors de la Chanson de Roland. ═ 3° Fierabras et Otinel. « Charles est, une fois de plus, en guerre avec les païens : même il vient de leur livrer une bataille longuement disputée. (Fierabras, poëme du xiiie siècle, éd. Krœber et Servois, v. 24-45.) Un géant sarrazin, haut de quinze pieds, défie tous les chevaliers de Charlemagne : c’est lui qui a massacré les habitants de Rome et qui, maître du Saint Sépulcre et de Jérusalem, possède toutes les reliques de la Passion : le baume avec lequel Notre-Seigneur fut enseveli, l’enseigne de la croix, la couronne et les clous. (Ibid., v. 50 — 66.) Au défi du païen, c’est Olivier qui répond. Le duel terrible va commencer : il s’engage. (Ibid., 93-368.) Le géant a trois épées, et le baume divin, dont il emporte avec lui plusieurs barils, guérit en un instant toutes les blessures qu’il peut recevoir. Cependant Olivier ne recule point devant un tel adversaire, cherche à le convertir, s’empare des barils miraculeux qu’il jette dans la mer, et porte au Sarrazin un coup vainqueur. Fierabras s’avoue vaincu et demande à grands cris le baptême. (Ibid., 369-449 et ss.) Mais, pendant qu’Olivier emporte le géant blessé, il est cerné par les païens et tombe en leur pouvoir. (Ibid., 1631-1862.) Fierabras, baptisé, devient soudain un tout
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autre homme : il se fait l’allié des Français et s’apprête à combattre son propre père, l’émir Balant. (Ibid., 1803-1994.) Quant à Floripas, sa sœur, elle ne rêve que de se marier avec Gui de Bourgogne. (Ibid., 2255.) Mais les événements ne tournent pas à l’avantage des chrétiens, et Balant se rend maître de Gui, de Roland, de Naimes et des premiers barons français. (Ibid., 2256-2712.) Floripas entreprend de les délivrer, et y réussit. (Ibid., 2713-5861.) Balant lui-même est fait prisonnier, et, plutôt que de recevoir le baptême, va au-devant de la mort. C’est Floripas elle-même qui, fille dénaturée, se montre la plus impitoyable pour son père : Balant meurt. (Ibid., 5862-5991.) Floripas épouse enfin Gui de Bourgogne et apporte à Charlemagne les reliques de la Passion, qui sont la cause de toute cette lutte. Dieu atteste leur authenticité par de beaux miracles. C’est trois ans après que Ganelon trahit la France et vend Roland. » (Ibid., 5992-6219.) ═ Le Fierabras que nous venons de résumer n’est pas la version la plus ancienne. Suivant l’opinion de M. G. Paris, à laquelle nous rattachons la nôtre, il a existé un roman antérieur, qui pouvait bien avoir pour titre : Balant. Ce poëme, disparu, commençait par le récit d’une prise de Rome que les Sarrazins enlevaient aux chrétiens. Charles arrivait au secours des vaincus, et là se plaçait le combat d’Olivier et de Fierabras. C’était tout. ═ Il est à peine utile d’ajouter que les versions en prose de notre Fierabras n’ont fait que délayer la version en vers. Nous avons ailleurs discuté la question de la priorité du poëme français sur le Fierabras provençal. ═ « Au commencement d’Otinel (xiiie siècle), l’Empereur tient cour plénière à Paris. (Vers 23 et ss.) Survient un messager païen du roi Garsile : « Abandonne ta foi, dit-il à Charles, et mon maître daignera te laisser l’Angleterre et la Normandie. » (Ibid., 137 et ss.) Or ce Garsile avait pris Rome, et son messager lui-même, Otinel, l’y avait singulièrement aidé. (Ibid., 91 et ss.) Roland s’irrite d’un message aussi insolent, et défie Otinel. (Ibid., 211-216.) Entre de tels champions, c’est un duel terrible. Le Ciel y intervient, et, au milieu du combat, Otinel s’écrie : « Je crois en Dieu. » On le baptise, et Charles va jusqu’à lui donner sa fille Bélissende en mariage (Ibid., 262-659) ; Otinel devient alors l’appui de la Chrétienté et l’ennemi de Garsile. (Ibid., 660-1915.) Au milieu de cette guerre, Ogier est fait prisonnier, mais parvient à s’échapper. (Ibid., 1916-1945.) La grande et décisive bataille est à la fin livrée : Otinel tue Garsile, et l’on célèbre joyeusement ses noces avec Bélissende. » (Ibid., 1948-2132.) On voit assez, par cette rapide analyse, qu’Otinel ne contient rien de légendaire, et que c’est une œuvre d’imagination pure. ═ Dans le Karl Meinet, compilation allemande du commencement du xive siècle, « Ospinel », roi de Babylone, défie les douze Pairs et lutte, non pas avec Roland,
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mais avec Olivier. Il se convertit au milieu du combat, et meurt après s’être fait baptiser. Sa fiancée, Magdalie, fille du trop célèbre Marsile, veut le venger, mais devient la captive de Roland, pour lequel elle se prend trop vite d’un amour ardent. Olivier est forcé d’intervenir et d’arracher Roland à cette affection indigne de celui qui devait épouser la belle Aude. (V. l’édit. Keller et G. Paris, Hist. poét. de Charlemagne, 489-491.) ═ Jacques d’Acqui (fin du xiiie siècle) raconte qu’un géant païen nommé Ottonnel, de la ville d’Attilie, fut, en effet, battu par les chrétiens et converti par Roland. Le Chroniqueur ajoute que Roland lui donna sa sœur Bélissent en mariage, et que cet Ottonnel devint l’un des douze Pairs. Par malheur, Roland frappa d’un coup mortel, au milieu de je ne sais quelle bataille, son beau-frère qu’il ne reconnaissait pas. La sœur de Roland, femme d’Ottonnel, en mourut de douleur. (Hist. poét. de Charlemagne, 505, 506.) On peut, sans témérité, considérer toutes ces fables comme postérieures à la rédaction de notre Roland.
L’Espagne
« Charles se repose de tant de guerres et, au milieu de sa gloire, oublie le vœu qu’il a fait jadis d’aller délivrer l’Espagne et le « chemin des Pèlerins ». Saint Jacques lui apparaît et lui annonce que le temps est venu d’accomplir son vœu. (L’Entrée en Espagne, poëme du comm. du xive siècle, renfermant des morceaux du xiiie siècle-. Mss. fr. de Venise, xxi, f° 1, 2.) L’Empereur n’hésite pas à obéir à cette voix du ciel ; mais il n’en est pas de même de ses barons, qui prennent trop de plaisir à la paix et s’y endorment : Roland les réveille. (Ibid., f° 2-7.) Marsile est saisi d’épouvante en apprenant l’arrivée des Français. Par bonheur, il a pour neveu le géant Ferragus, qui va défier les douze Pairs, lutte avec onze d’entre eux et, onze fois vainqueur, les fait tous prisonniers. (Ibid., 7-31.) Mais il reste Roland, et celui-ci, après un combat de plusieurs jours, finit par trancher la tête du géant qu’il eût voulu épargner et convertir. (Ibid., 31-79.) L’action se transporte alors sous les murs de Pampelune, et elle y demeurera longtemps. Une première bataille se livre sur ce théâtre de tant de combats. Isoré, fils de Malceris, roi de Pampelune, s’illustre par d’admirables mais inutiles exploits. Il est fait prisonnier, et, sans l’intervention de Roland, Charles eût ordonné sa mort. (Ibid., 79-121.) La guerre continue, terrible. Une des plus grandes batailles d’Espagne va commencer : Roland est relégué à l’arrière-garde, et s’en indigne. (Ibid., 122-162.) Voici la mêlée : on y admire à la fois le courage de l’Empereur et celui de Ganelon. (Ibid., 162.) Quant à Roland, il commet la faute très-grave de déserter le champ de bataille avec tout son corps d’armée. Il est vrai qu’il s’empare de la ville de Nobles ; mais il n’en a pas moins compromis la victoire des Français. L’Empereur le lui