Chanson de Roland (1922) Bédier/Avant-Propos

De Wicri Chanson de Roland
logo lien interne Cette page est en phase de création pour des raisons de cohérence des liens dans ce wiki (ou au sein du réseau Wicri).
Pour en savoir plus, consulter l'onglet pages liées de la boîte à outils de navigation ou la rubrique « Voir aussi ».

Cette page introduit l'avant-propos de la traduction de la Chanson de Roland par Joseph Bédier.

Avant-propos

Un manuscrit célèbre, le manuscrit 23 du fonds Digby de la Bibliothèque bodléienne, à Oxford, nous a seul conservé ce poème en 4002 vers assonancés, signé « Turoldus », qui est, de toutes les versions de la Chanson de Roland, la plus ancienne et aussi la plus belle. C’est en 1837 que Francisque Michel en procura l’édition princeps. Depuis ont paru l’édition de Francis Génin (1850), et les trois éditions de Theodor Müller (1851, 1863, 1878), et les éditions sans nombre de Léon Gautier (à partir de 1872), et celles de Boehmer (1872), de Petit de Julleville (1878), de Léon Clédat (1886), de Gaston Paris (Extraits, 1887, 7e édition, 1903), de Stengel (1900), de Gröber (1907). Or, bien que tous ces érudits se soient proposé une tâche identique, fort simple en apparence, [ii] qui était de publier pour le mieux un même texte d’après le même manuscrit, leurs éditions diffèrent les unes des autres, singulièrement. Si l’on recueillait toutes leurs corrections et toutes celles qu’ont proposées depuis quatre-vingts ans, en tant de revues de philologie, tant de commentateurs, on pourrait publier du poème une édition variorum où les conjectures foisonneraient, presque aussi nombreuses que dans une édition variorum des Odes d’Horace.

Il est facile d’expliquer pourquoi. Le manuscrit d’Oxford est l’ouvrage d’un scribe anglo-normand, et le texte que ce scribe nous propose est un spécimen très pur du français qui se parlait et s’écrivait en Angleterre cent ans après la conquête, vers l’an 1170. Mais c’est bien avant l’an 1170, c’est un demi-siècle plus tôt pour le moins, que le poète a écrit la Chanson de Roland, et rien n’invite à croire qu’il ait jamais vécu, comme son copiste, en Angleterre. Le texte d’Oxford apparaît donc dès le premier regard comme une tardive transposition en français insulaire d’une œuvre écrite d’abord dans un autre idiome. Si [iii] d’autre part on considère qu’au cours d’une transmission longue et sans doute accidentée, maints scribes et maints reviseurs ont pu modifier tour à tour, à la libre manière de ces temps, les leçons primitives, on est induit à supposer qu’un écart plus ou moins grand, très grand peut-être, sépare la copie qui est sous nos yeux du manuscrit archétype, tel que le poète dut l’écrire de sa main. Comment mesurer cet écart ? Qui était le poète ? Un Normand ? ou un « Franc de France » ? À quelle date a-t-il composé sa Chanson ? Serait-ce vers l’an 1110, comme plusieurs (desquels je suis) le soutiennent ? Serait-ce, comme d’autres le croient, trente ou quarante ans plus tôt, bien avant la Croisade, vers l’an 1080 ? En quelle langue l’a-t-il écrite ? En tel dialecte de la Normandie ? ou en tel dialecte du domaine capétien ? ou en une langue littéraire, plus ou moins teintée de particularités dialectales ? Les réponses varient, groupées en plusieurs systèmes.

Or, à partir de Theodor Müller et à son exemple, presque tous les éditeurs se sont [iv] ingéniés à retoucher le texte d’Oxford pour le conformer à tel ou à tel de ces systèmes, pour le rapprocher, comme on dit, de l’archétype. Et leurs tentatives ont été conduites de façons très dissemblables, avec plus ou moins de hardiesse et d’esprit de suite, selon le tempérament intellectuel de chacun.

À l’ordinaire, ils se sont appliqués à écarter du poème les traits anglo-normands, et, comme l’examen des assonances et du mètre leur révélait quelques-uns des traits phonétiques ou morphologiques qui opposent l’usage de l’auteur à l’usage de son copiste, ils ont corrigé en conséquence le manuscrit d’Oxford.

En outre, ils ont appelé à témoin, pour contrôler et rectifier les leçons de ce texte, maints autres textes. Car il en fut de la Chanson de Roland comme des autres chansons de geste : les jongleurs du XIIe siècle, puis du XIIIe, pour maintenir ces antiques poèmes en bon état de service [v] et les adapter aux goûts nouveaux des générations nouvelles, les rajeunissaient, les récrivaient de bout en bout, et ce fut la condition et la déplorable rançon de leur longévité. C’est de la sorte qu’en regard du texte d’Oxford nous possédons la rédaction assonancée du manuscrit de Venise, et la rédaction rimée du manuscrit de Paris, et le remaniement en vers allemands du Prêtre Conrad, etc., au total jusqu’à sept versions de la Chanson de Roland. Sans doute, et chacun en convient, ces refaçons, ces malfaçons, font toutes, comparées au texte d’Oxford, piètre figure. Si fantaisistes qu’elles puissent être et si dégradées, il n’en reste pas moins qu’elles dérivent, elles aussi, du manuscrit archétype ; et l’on peut concevoir qu’on doive, après examen, les distribuer en deux, ou trois, ou quatre familles indépendantes entre elles, c’est-à-dire qui seraient descendues de l’archétype par deux, ou trois, ou quatre voies différentes : auquel cas, chaque fois que deux au moins de ces familles s’accorderaient pour opposer une même leçon à une leçon isolée dans le [vi] manuscrit d’Oxford, nous serions tenus de condamner la leçon du manuscrit d’Oxford comme apocryphe et de la sacrifier à l’autre. De là, les minutieux efforts des critiques pour déterminer les rapports que soutiennent entre eux ces divers textes. De là, comme fruits de ces efforts, divers systèmes qui les classent en trois familles ou plus. De là, fondées sur ces systèmes, plusieurs éditions éclectiques : le texte d’Oxford s’y combine avec les autres ; on y trouve des centaines de vers du texte d’Oxford que l’éditeur a modifiés sous l’influence des leçons concurrentes, et d’autres centaines de vers qu’il a empruntés aux autres textes pour les insérer dans le texte d’Oxford.

On ne saurait considérer ces grands travaux sans une admiration et sans une gratitude qui croissent à mesure qu’on les regarde de plus près. Cependant j’ai bâti le mien sur d’autres fondements.

À mon tour j’ai comparé, phrase par [vii] phrase, tous ces textes. Au terme d’une longue et minutieuse étude, j’ai reconnu un fait essentiel, celui-ci. Je sais quinze passages où deux leçons s’affrontent, celle-ci offerte par le seul manuscrit d’Oxford, celle-là par tous les autres textes, d’accord entre eux. Les quinze fois, on peut démontrer que la leçon d’Oxford est irréprochable, que l’autre n’en est qu’un fâcheux remaniement, qui gâche tout. Les quinze fois (j’ai déjà publié, au tome III de mes Légendes épiques, cinq de ces observations), la leçon fautive donnée par tous les textes autres que le manuscrit d’Oxford est fautive de telle sorte qu’on est tenu de l’attribuer à un seul auteur responsable. D’où une vue générale des choses, qui se résume en cette unique proposition : le poème d’Oxford mis à part, les autres versions, françaises ou étrangères, de la Chanson de Roland procèdent toutes d’un même reviseur, lequel a le plus souvent revisé à contre-sens. Par suite, le texte d’Oxford a autant d’autorité à lui seul que tous les autres réunis, et l’on n’est tenu d’abandonner une leçon offerte par [viii] lui que lorsqu’elle semble insoutenable pour des raisons internes, tirées de l’examen du passage considéré, non plus pour des raisons externes, tirées de la prétendue valeur et du nombre des autres textes. Vieille thèse, proposée jadis par Theodor Müller, mais aussitôt rejetée par tous les autres critiques, puis réveillée d’un long sommeil, il y a quelques années, par M. Frederick Bliss Luquiens, et que, peu après, j’ai revendiquée, et confirmée, je crois. C’est elle, c’est la confiance où je suis qu’elle est vraie, qui m’a donné l’idée et le courage d’entreprendre l’édition que voici et une autre édition, plus ample, aujourd’hui presque achevée, où l’on retrouvera le même texte que je propose dans celle-ci, mais accompagné de pièces justificatives, notes critiques, glossaire, commentaire grammatical. Le propre de cette thèse est en effet qu’elle met en plein relief l’autorité du manuscrit d’Oxford, son éminente dignité. Pour qui la croit vraie, elle recèle donc une vertu libératrice. Elle nous autorise à défendre la leçon d’Oxford, même aux passages, rares


Voir aussi