Médiévales (2018) Lucken
Traduire la chanson de Roland
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- Résumé
- Cette étude présente et analyse pour l’essentiel les nombreuses traductions rythmées ou versifiées de la Chanson de Roland réalisées entre la publication du manuscrit d’Oxford en 1837 et la fin de la Première Guerre mondiale, traductions qui s’efforcèrent de répondre au titre qui avait été donné à cette chanson de geste, d’en restituer d’une manière ou d’une autre le caractère lyrique et de maintenir ainsi le lien que l’on avait établi entre elle et la cantilena Rolandi qui aurait été chantée lors de la bataille de Hastings afin d’encourager les soldats à se battre. Après avoir cherché à préciser ce qui a amené ses premiers traducteurs à en conserver le chant (dans un contexte dominé principalement par la défaite de 1870 et un désir de revanche), elle présente également les arguments avancés en 1922 par Joseph Bédier pour la traduire en prose, plutôt qu’en vers, et s’efforce d’expliquer les motivations et les enjeux d’une telle décision.
Sommaire
Texte
Le titre de la Chanson de Roland est dû à Francisque Michel, qui édita pour la première fois en 1837 le texte du manuscrit d’Oxford (Digby 23), composé ou chanté par un certain Turold et destiné à supplanter les autres versions de cette œuvre considérées désormais comme des « remaniements postérieurs[1] ». Étranger à la tradition manuscrite, ce titre peut se prévaloir du terme de chanson de geste qui désigne le genre dont cette « chanson » deviendra rapidement le principal représentant. Mais, comme le reconnaît Michel dans sa préface, il s’agit également de l’apparenter à la cantilena Rolandi qui, d’après une tradition historiographique latine et française du XIIe siècle, aurait été chantée en 1066 par un certain Taillefer lors de la bataille de Hastings afin de stimuler l’ardeur au combat des troupes de Guillaume le Conquérant. Cette cantilène apparaissait en effet comme l’expression emblématique d’une poésie « primitive » étrangère à la tradition classique qui dominait la littérature française[2]. « Les Barbares avaient la passion de la musique et des vers », affirme par exemple Chateaubriand en 1831 dans la sixième de ses Études ou discours historiques sur la chute de l’empire romain, la naissance et les progrès du christianisme, et l’invasion des barbares, consacrée aux « Mœurs des barbares » et en particulier à leur production poétique ; « leur muse s’éveillait aux combats, aux festins et aux funérailles », précise-t-il en se référant au De Germania de Tacite. « Plusieurs siècles après la conquête de l’empire romain », poursuit Chateaubriand, « l’usage des hymnes guerriers continua : les défaites amenaient des complaintes latines dont l’air est quelquefois noté dans les vieux manuscrits ». Enfin, « ces rythmes militaires se viennent terminer à la chanson de Roland, qui fut comme le dernier chant de l’Europe barbare[3] ». La « chanson de Roland » dont il est question ici n’est pas celle que nous désignons désormais sous ce nom, mais la cantilena Rolandi.
La découverte de cette « ballade héroïque » devait notamment permettre de pourvoir la littérature – et la nation – françaises d’un chant épique analogue aux poèmes d’Ossian publiés en 1760 et 1765 par Macpherson, ou aux Volkslieder – aux Chants du peuple – publiés en 1778 et 1779 par Herder. Les deux ou trois poèmes consacrés à la bataille de Roncevaux qu’on connaissait alors ne s’apparentaient guère à un chant guerrier. La version du manuscrit d’Oxford semblait en revanche pouvoir y correspondre. Le titre qui lui fut donné était chargé en tout cas de le suggérer.
Francisque Michel n’a pas accompagné son édition de la Chanson de Roland d’une traduction. Il s’est contenté d’un index et de gloses marginales traduisant les mots ou les expressions qui lui paraissaient les plus difficiles à comprendre. Comme le note toutefois Étienne Jean Delécluze, qui en donna en 1845 la première traduction, « ce livre [ayant] été écrit dans les premières décades du douzième siècle », sa « lecture en est trop difficile pour qu’elle laisse saisir tout à la fois les détails, en suivant rapidement la marche de l’action[4] ». L’affirme à son tour, en 1852, Louis (ou Ludovic) Vite : si l’édition de Michel ne semblait rien laisser à désirer, « son travail n’en était pas moins incomplet par cela seul qu’il s’adressait uniquement aux savans. Le public, en pareille matière, a droit de n’être pas oublié. Pour lui donner la clé d’une telle œuvre, il ne suffisait pas d’un glossaire expliquant à peine quelques mots ; c’est une traduction qu’il fallait[5] ». Comment traduire cependant un tel chant ?
Habituées aux « belles infidèles[6] », les traductions françaises ne cherchaient guère à respecter les propriétés singulières du texte original. Tandis qu’en Allemagne on tendait à privilégier la notion de fidélité, « d’autres nations », affirme August Wilhelm Schlegel vers 1830, « ont adopté en poésie une phraséologie complètement conventionnelle, si bien qu’il est purement impossible de traduire poétiquement dans leur langue, comme par exemple en français. […] C’est comme s’ils désiraient que chaque étranger, chez eux, doive se conduire et s’habiller d’après leurs mœurs, ce qui entraîne qu’ils ne connaissent à proprement parler jamais d’étranger[7] ». « S’il y a quelque mérite à traduire », estimait par exemple Collardeau à la fin du XVIIIe siècle, « ce ne peut être que celui de perfectionner, s’il est possible, son original, de l’embellir, de se l’approprier, de lui donner un air national et de naturaliser, en quelque sorte, cette plante étrangère8 ». On était enfin parvenu à découvrir « la version la plus ancienne » de la Chanson de Roland, que l’on avait éditée en respectant autant que possible le texte original de ce témoin primitif de « notre ancienne littérature9 » ; « l’antiquité de son langage » semblait prouver qu’elle avait été chantée à Hastings, qu’elle était apparentée aux hymnes guerriers des Germains dans lesquels, selon Chateaubriand citant Tacite, « l’oreille dédaigneuse des Grecs et des Romains n’entendaient […] que des croassements de corbeaux ou des sons non articulés, sans aucun rapport avec la voix humaine » ; elle semblait posséder l’« énergie » et la « férocité » des chants barbares susceptibles d’entraîner ceux qui les entendent à se jeter contre l’ennemi et à se battre jusqu’à la mort10, ou encore « la simplicité, la brusquerie, l’énergie » propres à « l’épopée populaire11 ». Comment donc pouvait-on vouloir « perfectionner », « embellir » et « naturaliser » cette œuvre, et la priver ainsi de son étrangeté et de sa véritable nature pour la conformer aux normes esthétiques de la poétique classique qui dominait alors la littérature française ? Lui imposer les règles d’une langue policée dont on valorisait l’ordre et la clarté, qui était la plus à même d’incarner la logique de la raison et qui semblait privilégier la prose12, ne pouvait qu’altérer les traits qui faisaient de la Chanson de Roland l’expression d’une poésie primitive authentique.
Depuis la publication du texte du manuscrit d’Oxford, plus de cinquante traductions ou adaptations en ont été proposées, soit en moyenne une tous les trois ou quatre ans13. Je m’en tiendrai ici à la période qui va de la première traduction à celle de Joseph Bédier, parue en 1922. Sur les dix-huit traductions complètes qui précédèrent cette dernière, onze sont en vers ou en prose rythmée, soit plus de la moitié. C’est à elles que je m’intéresserai principalement ici dans la mesure où elles s’efforcent de répondre d’une manière ou d’une autre au titre donné à cette œuvre et proposent différentes solutions pour en restituer le caractère lyrique. Il ne m’est pas possible en revanche de m’arrêter sur les traductions en prose et je me contenterai de citer celles qui sont susceptibles d’éclairer mon propos. Je n’ai pas davantage la place d’analyser les différentes réflexions sur la traduction qui ont pu influencer les traducteurs de la Chanson de Roland et de comparer leurs entreprises avec ce qui a été fait pour des œuvres analogues, par exemple pour les poèmes d’Ossian14. Je ne pourrai pas non plus étudier les traductions elles-mêmes et devrai me contenter de présenter ce qu’en disent leurs auteurs dans les préfaces qui accompagnent leurs publications.
S’appuyant sur le célèbre chapitre de la Deffense et illustration de la langue françoyse de Du Bellay intitulé « De ne traduire les poètes » (1549), Bédier estime quant à lui que « tout traducteur dissocie nécessairement et détruit » la « convenance de l’idée et du sentiment au rythme et au nombre de la phrase, au son, à la couleur et à la saveur des mots », en quoi réside « l’art d’écrire », qu’il « est l’esclave de la littéralité et qu’il peut bien rendre en son propre langage la pensée, mais non la musique de la pensée, non cette petite chose, le style »15. Plutôt que de s’efforcer de restituer sans pouvoir y parvenir la musique de cette chanson en la traduisant en vers, Bédier ne prétend – dit-il – qu’à « l’exactitude littérale ». Malgré les remontrances d’Henri Chamard qui s’employa à réviser son travail, il s’en est donc tenu à une traduction en « prose16 ». Après avoir cherché à préciser ce qui a poussé la plupart de ses premiers traducteurs à vouloir en restituer le chant, de Francis Génin en 1850 à Chamard en 1919, j’analyserai donc pour finir les motifs qui ont amené Bédier à y renoncer et les enjeux d’un tel refus. Sa décision a opéré en effet un véritable tournant dans l’histoire des traductions de la Chanson de Roland. Si quelques traductions en vers verront encore le jour par la suite, comme celle de Fagus en 192917 ou celles de Raoul Mortier en 193018 et en 193619, c’est presque toujours en prose (serait-elle découpée en suivant le vers du texte original) que l’on rendra désormais cette œuvre. Ce n’est qu’au xxie siècle – dans la foulée des travaux qui ont été consacrés à la poésie orale, en particulier ceux de Paul Zumthor – qu’on tentera à nouveau de la traduire en vers, avec Jean-Louis Paul20, François Regnault et Bertrand Suárez-Pazos21, et enfin Francis Boyer22.
Où trouver la règle pour rétablir une musique évanouie ?
Alors que la première traduction de la Chanson de Roland, composée en prose par Delécluze, cherchait avant tout à en faire connaître le sens général23, François Génin s’est efforcé de produire en regard de sa nouvelle édition publiée en 1850 une traduction qui puisse rendre compte de la musique de cette chanson de geste24. « Mais où trouver aujourd’hui la règle pour rétablir cette musique évanouie ? » demande-t-il dans son introduction25. Cette question porte en fait sur la prononciation, confrontée à une orthographe et à une versification qui paraissent irrégulières. Mais elle aurait tout aussi bien pu porter sur la traduction de cette œuvre. La règle que Génin s’est donnée pour tenter d’en rendre la « musique évanouie » a été de « traduire aussi peu que possible » en utilisant « une langue chargée d’archaïsme » et « une prose cadencée et rythmée, du vers blanc »26. D’une part, comme il ne lui semblait pas « possible de traduire fidèlement une composition du xie siècle dans la langue académique du xixe siècle », il décida d’« employer la langue si riche, flexible et colorée du xvie siècle », une sorte d’état intermédiaire si l’on veut, se donnant notamment comme modèle la langue utilisée par Amyot dans ses traductions27. D’autre part, comme « la prose, telle qu’on la parle dans les relations les plus communes de la vie, la vile prose ne paraissait point alors un assez digne instrument littéraire », et que « la difficulté d’un mètre constant et d’une rime obligée faisait obstacle à la fidélité et à l’exactitude du traducteur », Génin a trouvé ici aussi « un moyen terme » : soit une « prose cadencée et rythmée », ou « vers blanc » (dont il varie toutefois la longueur), vers métrique non rimé qui a bénéficié d’un certain succès avec le romantisme, en particulier pour traduire les vers blancs des poètes anglais et allemands28, et dont la légitimité paraissait d’autant plus grande que Génin croyait, en s’appuyant sur une mauvaise lecture de la version en prose des Quatre livres des Rois réalisée au xiie siècle, que ce vers avait été appliqué « aux traductions dès l’origine de notre littérature29 ».
Notes de l'article
- ↑ La Chanson de Roland ou de Roncevaux, publiée pour la première fois par F. Michel, Paris, 1837, préface, p. XI-XIV et XVI. Cf. A. Taylor, « Was there a Song of Roland ? », Speculum, 76 (2001), p. 28-65 ; C. Lucken, « De la “chanson” de Roland au manuscrit d’Oxford. En quête d’un chant primitif », dans C. Cazanave éd., Mémoire épique et Génie du lieu, Bien Dire et Bien Aprandre, hors série, n° 2 (2017), p. 141-164.
- ↑ Cf. P. Van Tieghem, « La notion de vraie poésie dans le préromantisme européen », dans Id., Le Préromantisme. Études d’histoire littéraire européenne, Paris, 1924, t. I, p. 17-71 ; C. Lucken, « “Ainsi chantaient quarante mille Barbares”. La vocation de la poésie barbare chez les romantiques français », dans J. Rigoli et C. Caruso éd., Poetiche barbare – Poétiques barbares, Ravenne, 1998, p. 153-181.
- ↑ Chateaubriand, Études ou discours historiques sur la chute de l’empire romain, la naissance et les progrès du christianisme, et l’invasion des barbares, Paris, 1831, p. 426, 432 et 433.
- ↑ Roland ou la chevalerie, trad. E. J. Delécluze, Paris, 1845, t. I, préface, p. XV.
- ↑ L. Vitet, « La Chanson de Roland », Revue des Deux Mondes, 14 (1852), p. 817-864 (cit. p. 822 ; voir aussi p. 827).
- ↑ Cf. R. Zuber, Les « Belles infidèles » et la formation du goût classique [1968], Paris, 1995.
- ↑ A. W. Schlegel, Geschichte der klassischen Literatur, cité d’après A. Berman, L’Épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Paris, 1984, p. 62.
Voir aussi
- Liens externes