Histoire naturelle (Buffon)/Tome P1/Pétromyzon lamproie
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Sommaire
Le pétromyzon lamproie
C'EST une grande et belle considération que celle de toutes les formes sous lesquelles la nature s'est plu, pour ainsi dire, à faire paraître les êtres vivants et sensibles. C'est un immense et admirable tableau que cet ensemble de modifications successives par lesquelles l'animalité se dégrade en descendant de l'homme, et en parcourant toutes les espèces douées de sentiment et de vie jusqu'aux polypes, dont les organes se rapprochent le plus [4] de ceux des végétaux, et qui semblent être le terme où elle achève de s'affaiblir, se fond et disparaît pour reparaître ensuite dans la sorte de vitalité départie à toutes les plantes.
L'étude de ces décroissements gradués de formes et de facultés est le but le plus important des recherches du naturaliste, et le sujet le plus digne des méditations du philosophe. Mais c'est principalement sur les endroits où les intervalles ont paru les plus grands, les transitions les moins nuancées, les caractères les plus contrastés, que l'attention doit se porter avec le plus de constance; et, comme c'est au milieu de ces intervalles plus étendus que l'on a placé avec raison les limites des classes des êtres animés, c'est [5] nécessairement autour de ces limites que l'on doit considérer les objets avec le plus de soin. C'est là qu'il faut chercher de nouveaux anneaux pour lier les productions naturelles. C'est là que des conformations et des propriétés intermédiaires, non encore reconnues, pourront, en jetant une vive lumière sur les qualités et les formes qui les précéderont ou les suivront dans l'ordre des dégradations des êtres, indiquer leurs relations, déterminer leurs effets et montrer leur étendue.
Le genre des pétromyzons est donc de tous les genres de poissons, et surtout de poissons cartilagineux, l'un de ceux qui méritent le plus que nous les observions avec soin et que nous les décrivions avec exactitude. Placé, en effet, à la tête de la grande classe des poissons, occupant l'extrémité par laquelle elle se rapproche de celle des serpents, il l'attache à ces animaux non seulement par sa forme extérieure et par plusieurs de ses habitudes, mais encore par sa conformation interne, et surtout par l'arrangement et la contexture des diverses parties du siège de la respiration, organe dont la composition constitue l'un des véritables caractères distinctifs des poissons.
On dirait que la puissance créatrice, après avoir, en formant les reptiles, étendu la matière sur une très-grande longueur, après l'avoir contournée en cylindre flexible, l'avoir jetée sur la partie sèche du globe, et l'y avoir condamnée à s'y traîner par des ondulations successives sans le secours de [6] mains, de pieds, ni d'aucun organe semblable, a voulu, en produisant le pétromyzon, qu'un être des plus ressemblants au serpent peuplât aussi le sein des mers; qu'allongé de même, qu'arrondi également, qu'aussi souple, qu'aussi privé de toute partie correspondante à des pieds ou à des mains, il ne se mût au milieu des eaux qu'en se pliant en arcs plusieurs fois répétés, et ne pût que ramper au travers des ondes. On croirait que, pour faire naître cet être si analogue, pour donner le jour au pétromyzon, le plonger dans les eaux de l'Océan, et le placer au milieu des rochers recouverts par les flots, elle n'a eu besoin que d'approprier le serpent à un nouveau fluide, que de modifier celui de ses organes qui avait été façonné pour l'atmosphère au milieu de laquelle il devait vivre, que de changer la forme de ses poumons, d'en isoler les cellules, d'en multiplier les surfaces, et de lui donner ainsi la faculté d'obtenir de l'eau des mers ou des rivières les principes de force qu'il n'aurait dus qu'à l'air atmosphérique. Aussi l'organe de la respiration des pétromyzons ne se retrouve-t-il dans aucun autre genre de poissons: et presque autant éloi- gné par sa forme des branchies parfaites que de véritables poumons, il est cependant la princi- pale différence qui sépare ce premier genre des cartilagineux, de la classe des serpents.
Voyons donc de plus près ce genre remarquable; examinons surtout l'espèce la plus grande des [7] quatre qui appartiennent à ce groupe d'animaux [DESM 1], et qui sont les seules que l'on ait reconnues jusqu'à présent dans cette famille. Ces quatre espèces se ressemblent par tant de points, que les trois les moins grandes ne paraissent que de légères alté- rations de la principale, à laquelle par conséquent nous consacrerons le plus de temps. Observons donc de près le pétromyzon lamproie, et com- mençons par sa forme extérieure.
Au devant d'un corps très-long et cylindrique, est une tète étroite et allongée. L'ouverture de la bouche, n'étant contenue par aucune partie dure et solide, ne présente pas toujours le même contour; sa conformation se prête aux différents besoins de l'animal : mais le plus souvent sa forme est ovale; et c'est un peu au-dessous de l'extrémité du museau qu'elle est placée. Les dents un peu crochues, creuses, et maintenues dans de simples cellules charnues, au lieu d'être attachées à des mâchoires osseuses, sont disposées sur plusieurs rangs et s'étendent du centre à la circonférence. Communément ces dents forment vingt rangées, et sont au nombre de cinq ou six dans chacune. Deux autres dents plus grosses sont d'ailleurs placées dans la partie antérieure de la bouche; sept autres sont réunies ensemble dans la partie postérieure; et la langue, qui est courte et échancrée en croissant, est garnie sur ses bords de très-petites dents.
Auprès de chaque œil, sont deux rangées de petits trous, l'une de quatre et l'autre de cinq. [8] Ces petites ouvertures paraissent être les orifices des canaux destinés à porter à la surface du corps cette humeur visqueuse, si nécessaire à presque tous les poissons pour entretenir la souplesse de leurs membres, et particulièrement à ceux qui, comme les pétromyzons, ne se meuvent que par des ondulations rapidement exécutées.
La peau qui recouvre le corps et la queue qui est très-courte, ne présente aucune écaille visible pendant la vie de la lamproie, et est toujours en- duite d'une mucosité abondante qui augmente la facilité avec laquelle l'animal échappe à la main qui le presse et qui veut le retenir.
Le pétromyzon lamproie manque, ainsi que nous venons de le voir, de nageoires pectorales et de nageoires ventrales; il a deux nageoires sur le dos, une nageoire au-delà de l'anus, et une quatrième nageoire arrondie à l'extrémité de la queue : mais ces quatre nageoires sont courtes et assez peu élevées ; et ce n'est presque que par la force des muscles de sa queue et de la partie postérieure de son corps, ainsi que par la faculté qu'il a de se plier promptement dans tous les sens et de serpenter au milieu des eaux, qu'il nage avec constance et avec vitesse.
La couleur générale de la lamproie est verdâtre, quelquefois marbrée de nuances plus ou moins vives; la nuque présente souvent une tache ronde et blanche ; les nageoires du dos sont oran- gées, et celle de la queue bleuâtre.
[9] Derrière chaque œil, et indépendamment des neuf petits trous que nous avons déja remarqués, on voit sept ouvertures moins petites, disposées en ligne droite comme celles de l'instrument à vent auquel on a donné le nom de flûte : ce sont les orifices des branchies ou de l'organe de la respiration. Cet organe n'est point unique de chaque côté du corps, comme dans tous les autres genres de poissons; il est composé de sept parties qui n'ont l'une avec l'autre aucune communication immédiate. Il consiste, de chaque côté, dans sept bourses ou petits sacs, dont chacun répond, à l'extérieur, à l'une des sept ouvertures dont nous venons de parler, et communique du côté opposé avec l'intérieur de la bouche par un ou deux petits trous. Ces bourses sont inclinées de derrière en avant, relativement à la ligne dorsale de l'animal ; elles sont revêtues d'une membrane plissée, qui augmente beaucoup les points de contact de cet organe avec le fluide qu'il peut contenir ; et la couleur rougeâtre de cette membrane annonce qu'elle est tapissée non seulement de petits vaisseaux dérivés des artères branchiales, mais encore des premières ramifications des autres vaisseaux, par lesquels le sang, revivifié, pour ainsi dire, dans le siège de la respiration, se répand dans toutes les portions du corps qu'il anime à son tour. Ces diverses ramifications sont assez multipliées dans la membrane qui revêt les bourses respiratoires, pour que le sang, réduit à de très petites molécules, puisse exercer une très grande force d'affinité [10] sur le fluide contenu dans les quatorze petits sacs, et que toutes les décompositions et les combinaisons nécessaires à la circula- tion et à la vie puissent y être aussi facilement exécutées que dans des organes beaucoup plus divisés, dans des parties plus adaptées à l'habita- tion ordinaire des poissons, et dans des branchies telles que celles que nous verrons dans tous les autres genres de ces animaux. Il se pourrait ce- pendant que ces diverses compositions et décom- positions ne fussent pas assez promptement opé- rées par des sacs ou bourses bien plus semblables aux poumons des quadrupèdes, des oiseaux et des reptiles, que par les branchies du plus grand nombre de poissons; que les pétromyzons souf- frissent lorsqu'ils ne pourraient pas de temps en temps, et quoiqu'à des époques très-éloignée l'une de l'autre, remplacer le fluide des mers et des rivières par celui de l'atmosphère; et cette nécessité s'accorderait avec ce qu'ont dit plusieurs observateurs, qui ont supposé dans les pétromy- zons une sorte d'obligation de s'approcher quel- quefois de la surface des eaux, et d'y respirer pendant quelques moments l'air atmosphérique (1).
On pourrait aussi penser que c'est à cause de la nature de leurs bourses respiratoires, plus ana- logue à celle des véritables poumons qu'a celle des branchies complètes, que les pétromyzons vivent facilement plusieurs jours hors de l'eau.
Mais, quoi qu'il en soit, voici comment l'eau cir- cule dans chacun des quatorze petits sacs de la lamproie.
Lorsqu'une certaine quantité d'eau est entrée par la bouche dans la cavité du palais, elle pé- nètre dans chaque bourse par les orifices inté- rieurs de ce petit sac, et elle en sort par l'une des quatorze ouvertures extérieures que nous avons comptées. Il arrive souvent au contraire que l'animal fait entrer l'eau qui lui est néces- saire par l'une des quatorze ouvertures, et la fait sortir de la bourse par les orifices intérieurs qui aboutisssent à la cavité du palais. L'eau parvenue à cette dernière cavité peut s'échapper par la bouche, ou par un trou ou évent que la lam- proie, ainsi que tous les autres pétromyzons, a
(1) Voyez Rondelet, endroit déjà cité.
LACÉPÈDE. Tome V. 11
Notes de l'article
- Note associée au titre
- Lampetra et lampreda, en latin.
- Lampreda, en Italie.
- Lamprey, ou lamprey cel, en Angleterre.
- Lampretee, en Allemagne.
- Pibale, dans quelques départements méridionaux de France, et dans la première ou la seconde année de sa vie.
- Lamproie marbrée, Daubenton, Encyclopédie méthodique.
- Petromyzon marinus, Linné, édition de Gmelin.
- Petromyzon marinus, Fauna suecica, 292.
- Petromyzon maculosus, Artedi, Ichthyologia, gen. 64, syn. 90.
- Pétromyzon Lamproie, Bloch, Histoire naturelle des poissons, troisième partie, page 31, planche 77.
- Lamproie marbrée, Bonnaterre, planche d'histoire naturelle de l'Encyclopédie méthodique.
- Petromyzon, Klein, miss. pisc. 3, f. 30, n° 3.
- Autres notes
Planche relative à l'article
Notes de la réédition d'Anselme Desmarest
- ↑ Dans des articles de suppléments, M. de Lacépède a de plus admis cinq autres espèces qu'il décrit sous les noms de Pétromyzon rouge, Sucet, argenté, Sept-œil, et noir. DESM. 1828.