Histoire naturelle (Buffon)/Tome 4/Le cheval
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Sommaire
Le cheval (par Monsieur de Buffon)
[l 476] La plus noble conquête que l'homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats : aussi intrépide que son maître, le cheval [L 1] voit le péril et l'affronte, il se fait au bruit des armes, il l'aime, il le cherche et s'anime de la même ardeur ; il partage aussi ses plaisirs ; à la chasse, aux tournois, à la course, il brille, il étincelle ; mais docile autant que courageux, il ne se laisse point emporter à son feu, il sait réprimer ses mouvements, non seulement il fléchit sous la main de celui qui le guide, mais il semble consulte ses désirs, et obéissant toujours aux impressions qu'il en reçoit, il se précipite, se modère ou s'arrête, et n'agit que pour y satisfaire ; c'est une créature qui renonce à son être pour n'exister que par la volonté du autre, qui sait même la prévenir, qui par la promptitude et la précision de ses mouvements l'exprime et l'exécute, qui sent autant qu'on le désire et ne rend qu'autant qu'on veut ; qui se livrant sans réserve ne se refuse à rien, sert de toutes ses forces, s'excède, et même meurt pour mieux obéir.
Voilà le cheval dont les talents sont développés, dont l'art a perfectionné les qualités naturelles, qui dès le premier âge a été soigné et ensuite exerce, dressé au service [175] de l'homme ; c'est par la perte de sa liberté que commence son éducation, et c'est par la contrainte qu'elle s'achève : l'esclavage ou s domesticité de ces animaux est même si universelle, si ancienne que nollS ne les voyons que très rarement dans leur état naturel ; il sont toujours cou verts de harnais dans leurs travaux ; on ne les délivre jamais de tous leurs liens, même dans les temps du repos, et si on les laisse quelquefois errer en liberté dans les pâturages, ils y portent toujours les marques de la sen tude, et souvent les empreintes cruelles du travail et de la douleur ; la bouche [l 477] est déformée par les plis que le mors a produits, les flancs sont entamés par des plaies, ou sillonnés de cicatrices faites par l'éperon ; la corne des pieds est traversée par des clous, l'attitude du corps est encore gênée par l'impression subsistante des entraves habituelles, on les en délivrerait en vain, ils n'en seraient pas plus libres : ceux même dont l'esclavage est le plus doux, qu'on ne nourrit, qu'on n'entretient que pour le luxe et la magnificence, et dont les chaînes dorées servent moins à leur parure qu'à la vanité de leur maître, sont encore plus déshonorés par l'élégance de leur toupet, Par les tresses de leurs crins, par l'or et la soie dont on les couvre, que par les fers qui sont sous leurs pieds.
La nature est plus belle que l'art, et dans un être animé la liberté des mouvements fait la belle nature : voyez ces chevaux qui se sont multipliés dails les contrées de l'Amérique Espagnole, et qui y vivent en [176] chevaux libres: leur démarche, leur course, leurs sauts, ne sont ni gênés ni mesurés ; fiers de leur indépendance, ils fuient la présence de l'homme, ils dédaignent ses soins, ils cherchent et trouvent eux-mêmes la nourriture qui leur convient : ils errent, ils bondissent en liberté, dans des prairies immenses, où ils cueillent les productions nouvelles d'un printemps toujours nouveau ; sans habitation fixe, sans autre abri que celui d'un ciel serein, ils respirent un air plus pur que celui de ces palais voûtés où nous les renfermons en pressant les espaces qu'ils doivent occuper ; aussi ces chevaux sauvages sont-ils beaucoup plus forts, plus légers, plus nerveux que la plupart des chevaux domestiques, ils ont ce que donne la nature, la force et la noblesse, les autres n'ont que ce que l'art peut donner, l'adresse et l'agrément.
Le naturel de ces animaux n'est point féroce, ils sont seulement fiers et sauvages; quoique supérieurs par la force à la plupart des autres animaux, Jamais ils ne les attaquent, et s'ils en sont attaqués ils les dédaignent, les écartent ou les écrasent; ils vont aussi par troupes et se réunissent pour le seul plaisir d'être ensemble, car ils n'ont aucune crainte, mais ils prennent de l'attachement les uns pour les autres : comme l'herbe et les végétaux suffisent à leur nourriture, qu'ils ont abondamment de quoi satisfaire leur appétit, et qu'ils n'ont aucun goût pour la chair des animaux, ils ne leur font point la guerre, ils ne se la font point entre eux, ils ne se disputent Pas leur subsistance, ils n'ont jamais occasion de [177] ravir une proie ou de s'arracher un bien, sources ordinaires de querelles et de combats parmi les autres animaux carnassiers [L 2] ; ils vivent donc en paix, parce que leurs appétits sont simples et modérés, et qu'ils ont assez pour ne se rien envier.
Tout cela peut se remarquer dans les jeunes chevaux qu'on élève ensemble [l 478] et qu'on mène en troupeaux; ils ont les mœurs douces et les qualités sociales, leur force et leur ardeur ne se marquent ordinairement que par des signes d'émulation ; ils cherchent à se devancer à la course, à se faire et même s'animer au péril en se défiant à traverser une rivière, sauter un fosse, e ceux qui dans ces exercices naturels donnent l'exemple, ceux qui à eux mêmes vont les premiers, sont les plus généreux, les meilleurs, et souvent les plus dociles et les plus souples lorsqu'ils sont une fois domptés.
Les chevaux sauvages
Quelques anciens auteurs parlent des chevaux sauvages [L 3], et citent même les lieux où ils se trouvaient; Hérodote dit que sur les bords de l'Hypanis en Scythie, il y avait des chevaux sauvages qui étaient blancs, et dans la partie septentrionale de la Thrace, au delà du Danube, il y en aval d'autres qui avaient le poil long de cinq doigts par tout le corps ; Aristote cite la Syrie, Pline les pays du Nord, Strabon les Alpes et l'Espagne comme des lieux où l'on trouvait des chevaux sauvages. Parmi les modernes, Cardan dit la même chose de l'Écosse et des Orcades [1], Olaüs de la Moscovie, Dapper [178] de l'île de Chypre, où il y avait, dit-il [2], des chevaux sauvages qui étaient beaux et qui avaient de la force et de la vitesse, Struys[3]de l'île de May au cap Vert, où il y avait des chevaux sauvages fort petits ; Léon l'Africain [4] rapporte aussi qu'il y avait des chevaux sauvages dans les déserts de l'Agrique et de l'Arabie, et il assure qu'il a vu lui-même dans les solitudes de Numidie un poulain dont le poil était blanc et la crinière crépue. Marmol [5] confirme ce fait en disant qu'il y en a quelques-uns dans les déserts e l'Arabie et de la Libye, qu'ils sont petits et de couleur cendrée, qu'il y el' & aussi de blancs, qu'ils ont la crinière et les crins fort courts et hérissés, e que les chiens ni les chevaux domestiques ne peuvent les atteindre à la course; on trouve aussi dans les Lettres édifiantes (f) qu'à la Chine il y a des chevaux fort petits.
Comme toutes les parties de l'Europe sont aujourd'hui peuplées et presque également habitées, on n'y trouve plus de chevaux sauvages, et ceux que l'on voit en Amérique sont des chevaux domestiques et européens d'origine, que les Espagnols y ont transportés, et qui se sont multipliés dans les vastes déserts de ces contrées inhabitées ou dépeuplées; car cette espèce dam maux manquait au nouveau monde. L'étonnement et la frayeur que marquèrent [l 479] les habitants du Mexique et du Pérou à l'aspect des chevaux et des [179] Cavaliers firent assez voir aux Espagnols que ces animaux étaient absolument Inconnus dans ces climats ; ils en transportèrent donc un grand nombre, tant Pour leur service et leur utilité particulière, que pour en propager l'espèce, ils en lâchèrent dans plusieurs îles, et même dans le continent, où ils se sont multipliés comme les autres animaux sauvages. M. de la Salle [6][W 1] en a vu en 1685 dans l'Amérique septentrionale, près de la baie Saint-Louis ; ces chevaux paissaient dans les prairies, et ils étaient si farouches, qu'on ne pouvait les approcher. L'auteur [7]de l'Histoire des aventuriers flibustiers dit
- « qu'on voit quelquefois dans l'île Saint-Domingue des troupes de plus de cinq cents chevaux qui courent tous ensemble, et que lorsqu'ils aperçoivent un homme ils s'arrêtent tous, que l'un deux s'approche à une certaine distance, souffle des naseaux, prend la fuite, et que tous les autres suivent ; »
Il ajoute qu'il ne sait si ces chevaux ont dégénéré en devenant sauvages, mais qu'il ne les a pas trouvés aussi beaux que ceux d'Espagne, quoiqu'ils soient de cette race. [180]
- « ils ont, dit-il, la tête fort grosse aussi bien que les jambes, qui de plus sont raboteuses ; ils ont aussi les oreilles et le cou longs ; les habitants du pays les apprivoisent aisément et les font ensuite travailler, les chasseurs leur font porter leurs cuirs ; on se sert pour les prendre de lacs de corde qu'on tend dans les endroits où ils fréquentent ; ils s'y engagent aisément, et s'ils se prennent par le cou ils s'étranglent eux-mêmes, à moins qu'on n'arrive assez tôt pour les secourir. On les arrête par le corps et les jambes, et on les attache à des arbres, où on les laisse pendant deux jours sans boire ni manger : cette épreuve suffit pour commencer à les rendre dociles, et avec le temps ils le deviennent autant que s'ils n'eussent jamais été farouches, et même, si par quelque hasard ils se retrouvent en liberté, ils ne deviennent pas sauvages une seconde fois, ils reconnaissent leurs maîtres, et se laissent approcher et reprendre aisément [8]. »
Cela prouve que ces animaux sont naturellement doux et très disposés à [l 480] se familiariser avec l'homme et à s'attacher à lui : aussi n'arrive-t-il jamais qu'aucun d'eux quitte nos maisons pour se retirer dans les forêts ou dans le déserts ; ils marquent au contraire beaucoup d'empressement pou, 's au gîte, où cependant ils ne trouvent qu'une nourriture grossière, toujoui la même, et ordinairement mesurée sur l'économie beaucoup plus que su leur appétit ; mais la douceur de l'habitude leur tient lieu de ce qu'ils peiden d'ailleurs ; après avoir été excédés de fatigue, le lieu du repos est un lieu lus délices, ils le sentent de loin, ils savent le reconnaître au milieu des pu grandes villes, et semblent préférer en tout l'esclavage à la liberté ; ils u font même une seconde nature des habitudes auxquelles on les a forcés o soumis, puisqu'on a vu des chevaux, abandonnés dans les bois, hennir con tinuellement pour se faire entendre, accourir à la voix des hommes, et en même temps maigrir et périr en peu de temps, quoiqu'ils eussent abon- damment de quoi varier leur nourriture et satisfaire leur appétit.
L'éducation des chevaux
Leurs mœurs viennent donc presque en entier de leur éducation, et cette éducation suppose des soins et des peines que l'homme ne prend pour aucun autre animal, mais dont il est dédommagé par les services continuels que lui rend celui-ci. Dès le temps du premier âge on a soin de séparer les po t lains de leur mère ; on les laisse teter pendant cinq, six ou tout au plus sep mois, car l'expérience a fait voir que ceux qu'on laisse teter dix ou onze mois ne valent pas ceux qu'on sèvre plus tôt, quoiqu'ils prennent ordi nairement plus de chair et de corps : après ces six ou sept mois de lait. on les sèvre pour leur faire prendre une nourriture plus solide que le cj11 leur donne du son, deux fois par jour et un peu de foin, dont on augmente la quantité à mesure qu'ils avancent en âge, et on les garde dans l'écurie tant qu'ils marquent de l'inquiétude pour retourner à leur mère ; mais lorsque cette inquiétude est passée, on les laisse sortir par le beau temps et on les conduit aux pâturages : seulement il faut prendre garde de les laisser paître à jeun, il faut leur donner le son et les faire boire une heure avant de les mettre à l'herbe, et ne jamais les exposer au grand froid ou à la pluie; ils passent de cette façon le premier hiver : au mois de mai suivant, non seule- ment on leur permettra de pâturer tous les jours, mais on les laissera coucher à l'air dans les pâturages pendant tout l'été et jusqu'à la fin d'octobre, en observant seulement de ne leur pas laisser paître les regains; s'ils s'accou.
tumaient à cette herbe trop fine, ils se dégoûteraient du foin, qui doit cepen- dant faire leur principale nourriture pendant le second hiver avec du son mêlé d'orge ou d'avoine moulus; on les conduit de cette façon en les laissant pâturer le jour pendant l'hiver, et la nuit pendant l'été jusqu'à l'âge de quatre ans, qu'on les retire du pâturage pour les nourrir à l'herbe sèche : ce chan- gement de nourriture demande quelques précautions, on ne leur donnera pendant les premiers huit jours que de la paille, et on fera bien de leur faire prendre quelques breuvages contre les vers, que les mauvaises digestion
Notes de Buffon
- ↑ Page 177 note (a)
Vide Aldrovand. de quadrupedib. soliped. lib., I, p. 19. - ↑ Page 177 note (b)
Voyez la Description des îles de l'Archipel, p. 50. - ↑ Page 177 note (c)
Voyez les Voyages de Jean Struys. Rouen, 1719, t. Ier, p. 11. - ↑ Page 178 note (d)
De Africæ descriptione, part. II, vol. II, p. 750 et 751. - ↑ Page 178 note (e)
Voyez l‘Afrique de Marmol. Paris, 1667, t. Ier, p. 50. - ↑ Page 179 note (g)
Voyez les Dernières découvertes dans l'Amérique septentrionale de M. de la Salle, mises an jour par M. le chevalier Tonti. Paris, 1697, p. 250. - ↑ Page 170 note (h)
Voyez l'Histoire des aventuriers flibustiers, par Oexmelin. Paris, 1686, t. 1er, p. 110 et 1 il. - ↑ Page 180 note (i)
M. de Garsault donne un autre moyen d'apprivoiser les chevaux farouches. « Quand 11 on n'a point apprivoisé, dit-il, les poulains dès leur tendre jeunesse, il arrive souvent que- l'approche et l'attouchement de l'homme leur causent tant de frayeur, qu'ils s'en défendent
Dans la réédition de Lannesan
Notes de Lanessan
- ↑ Le Cheval (Caballus Equus) est un Mammifère de l'ordre des Périssodactyles et de la famille des Solipèdes. Comme tous les Périssodactyles, ils ont les doigts en nombre impair, le médium étant plus développé que les autres et servant de point d'appui. Ce doigt est entouré, au niveau de l'extrémité qui repose sur le sol, d'un sabot très large et très épais. Dans les chevaux fossiles (Hipparion et Anchitherium), qui peuvent être considérés comme les ancêtres immédiats des chevaux actuels, le deuxième et le quatrième doigts sont Visibles de chaque côté du doigt médian ; dans les chevaux actuels (Equus) ils sont réduits aux métatarsiens.
- ↑ L'expression « autres animaux carnassiers » employée ici par Buffon et les éloges qu'il prodigue plus haut au cheval parce qu'il « n'a aucun goût pour la chair des animaux » feraient croire qu'il considérait le cheval comme un animal carnassier, ce qui serait une grave erreur; le cheval a tous les caractères d'un herbivore.
- ↑ On ignore absolument quelle est l'origine des chevaux actuels, et l'on ne connait aucune race de chevaux qui puisse être considérée comme véritablement sauvage. Le cheval est d'ailleurs d'origine extrêmement ancienne, car on a trouvé dans les habitations lacustres de la Suisse, qui remontent à la période néolithique, des restes de chevaux domestiques.
Illustrations
Notes de la rédaction Wicri
Pour faciliter la navigation hypertexte des titres intermédiaires ont été ajoutés. Ils sont en italique.
- Notes dans le texte
- ↑ A partir de ce point la numérotation des références est décalée entre l'édition originale et celle de Lanessan. La numérotation initiale est retenue.