Histoire naturelle (Buffon)/Tome 6/Le chevreuil
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Sommaire
Le chevreuil (par Monsieur de Buffon)
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Le cerf, comme le plus noble des habitants des bois, occupe dans les forêts
les lieux ombragés par les cimes élevées des plus hautes futaies : le chevreuil [L 1] comme étant d'une espèce inférieure, se contente d'habiter sous des
lambris plus bas, et se tient ordinairement dans le feuillage épais des plus
jeunes taillis ; mais s'il a moins de noblesse, moins de force, et beaucoup moins
de hauteur de taille, il a plus de grâce, plus de vivacité, et même plus de courage que le cerf [1] ; il est plus gai, plus leste, plus éveillé ;
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sa forme est plus
arrondie, plus élégante, et sa figure plus agréable ; ses yeux surtout sont
plus beaux, plus brillants, et paraissent animés d'un sentiment plus vif ; ses
membres sont plus souples, ses mouvements plus prestes, et il bondit, sans
effort, avec autant de force que de légèreté. Sa robe est toujours propre, son
poil net et lustré; il ne se roule jamais dans la fange comme le cerf; il ne se
plaît que dans les pays les plus élevés, les plus secs, où l'air est le plus
pur ; il est encore plus rusé, plus adroit à se dérober, plus difficile à suivre ;
il a plus de finesse, plus de ressources d'instinct. Car, quoiqu'il ait le désa-
vantage mortel de laisser après lui des impressions plus fortes, et qui donnent
aux chiens plus d'ardeur et plus de véhémence d'appétit que l'odeur du cerf,
il ne laisse pas de savoir se soustraire à leur poursuite par la rapidité de sa
première course et par ses détours multipliés ; il n'attend pas, pour employer
la ruse, que la force lui manque ; dès qu'il sent, au contraire, que les pre-
miers efforts d'une fuite rapide ont été sans succès, il revient sur ses pas,
retourne, revient encore, et lorsqu'il a confondu par ses mouvements opposés
la direction de l'aller avec celle du retour, lorsqu'il a mêlé les émanations
présentes avec les émanations passées, il se sépare de la terre par un bond,
et, se jetant à côté, il se met ventre à terre, et laisse,
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sans bouger, passer
près de lui la troupe entière de ses ennemis ameutés.
Il diffère du cerf et du daim par le naturel, par le tempérament, par les
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mœurs, et aussi par presque toutes les habitudes de nature : au lieu de se
mettre en hardes comme eux et de marcher par grandes troupes, il demeure
en famille ; le père, la mère et les petits vont ensemble, et on ne les voit
jamais s'associer avec des étrangers ; ils sont aussi constants dans leurs
amours que le cerf l'est peu ; comme la chevrette produit ordinairement deux
faons, l'un mâle et l'autre femelle, ces jeunes animaux, élevés, nourris
ensemble, prennent une si forte affection l'un pour l'autre qu'ils ne se quittent jamais, à moins que l'un des deux n'ait éprouvé l'injustice du sort, qui
ne devrait jamais séparer ce qui s'aime ; et c'est attachement encore plutôt
qu'amour, car, quoiqu'ils soient toujours ensemble, ils ne ressentent les
ardeurs du rut qu'une seule fois par an, et ce temps ne dure que quinze
jours ; c'est à la fin d'octobre qu'il commence et il finit avant le 15 de novembre. Ils ne sont point alors chargés, comme le cerf, d'une venaison surabondante; ils n'ont point d'odeur forte, point de fureur, rien en un mot qui les
altère et qui change leur état ; seulement ils ne souffrent pas que leurs faons
restent avec eux pendant ce temps; le père les chasse, comme pour les obliger à céder leur place à d'autres qui vont venir et à former eux-mêmes une
nouvelle famille :
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cependant, après que le rut est fini, les faons reviennent
auprès de leur mère et ils y demeurent encore quelque temps, après quoi ils
la quittent pour toujours, et vont tous deux s'établir à quelque distance des
lieux où ils ont pris naissance.
La chevrette porte cinq mois et demi; elle met bas vers la fin d'avril, ou
au commencement de mai. Les biches, comme nous l'avons dit, portent plus
de huit mois, et cette différence seule suffirait pour prouver que ces animaux
sont d'une espèce assez éloignée pour ne pouvoir jamais se rapprocher, ni se
mêler, ni produire ensemble une race intermédiaire : par ce rapport, aussi
bien que par la figure et par la taille, ils se rapprochent de l'espèce de la
chèvre autant qu'ils s'éloignent de l'espèce du cerf ; car la chèvre porte
à peu près le même temps, et le chevreuil peut être regardé comme une
chèvre sauvage, qui, ne vivant que de bois, porte du bois au lieu de cornes [2].
La chevrette se sépare du chevreuil lorsqu'elle veut mettre bas; elle
se recèle dans le plus fort du bois pour éviter le loup, qui est son plus dangereux ennemi. Au bout de dix ou douze jours les jeunes faons ont déjà pris
assez de force pour la suivre : lorsqu'elle est menacée de quelque danger,
elle les cache dans quelque endroit fourré ; elle fait face, se laisse chasser
pour eux ; mais tous ses soins n'empêchent pas que les hommes, les chiens,
les loups, ne les lui enlèvent souvent, c'est là leur temps le plus critique et
celui de la grande destruction
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de cette espèce, qui n'est déjà pas trop commune : j'en ai la preuve par ma propre expérience. J'habite souvent une
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campagne dans un pays (a) dont les chevreuils ont une grande réputation;
il n'y a point d'année qu'on ne m'apporte au printemps plusieurs faons, les
uns vivants pris par les hommes, d'autres tués par les chiens; en sorte que,
sans compter ceux que les loups dévorent, je vois qu'on en détruit plus dans
le seul mois de mai que dans le cours de tout le reste de l'année ; et ce que
j'ai remarqué depuis plus de vingt-cinq ans, c'est que, comme s'il y avait en
tout un équilibre parfait entre les causes de destruction et de renouvelle-
ment, ils sont toujours, à très peu près, en même nombre dans les mêmes
cantons. Il n'est pas difficile de les compter, parce qu'ils ne sont nulle part
bien nombreux, qu'ils marchent en famille, et que chaque famille habite
séparément; en sorte que, par exemple, dans un taillis de cent arpents il y
en aura une famille, c'est-à-dire trois, quatre ou cinq ; car la chevrette, qui
produit ordinairement deux faons, quelquefois n'en fait qu'un, et quelque-
fois en fait trois, quoique très rarement. Dans un autre canton, qui sera du
double plus étendu, il y en aura sept ou huit, c'est-à-dire deux familles ; et
j'ai observé que dans chaque canton cela se soutient toujours au même nom-
bre, à l'exception des années où les hivers ont été trop rigoureux et les neiges
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abondantes et de longue durée ; souvent alors la famille entière est détruite;
mais, dès l'année suivante, il en revient une autre, et les cantons qu'ils
aiment de préférence sont toujours à peu près également peuplés. Cependant
on prétend qu'en général le nombre en diminue, et il est vrai qu'il y a des
provinces en France où l'on n'en trouve plus ; que, quoique communs en
Écosse, il n'y en a point en Angleterre ; qu'il n'y en a que peu en Italie ; qu'ils
sont bien plus rares en Suède (b) qu'ils ne l'étaient autrefois, etc. Mais cela
pourrait venir ou de la diminution des forêts, ou de l'effet de quelque grand
hiver, comme celui de 1709, qui les fit presque tous périr en Bourgogne, en
sorte qu'il s'est passé plusieurs années avant que l'espèce se soit rétablie :
d'ailleurs ils ne se plaisent pas également dans tous les pays, puisque dans
le même pays ils affectent encore des lieux particuliers ; ils aiment les colli-
nes ou les plaines élevées au-dessus des montagnes ; ils ne se tiennent pas
dans la profondeur des forêts, ni dans le milieu des bois d'une vaste étendue;
ils occupent plus volontiers les pointes des bois qui sont environnées de
terres labourables, les taillis clairs et en mauvais terrain, où croissent abon-
damment la bourgène, la ronce, etc.
Les faons restent avec leurs père et mère huit ou neuf mois en tout ; et
lorsqu'ils se sont séparés, c'est-à-dire vers la fin de la première année de
leur âge,
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leur première tête commence à paraître sous la forme de deux
dagues beaucoup plus petites que celles du cerf ; mais ce qui marque encore
une grande différence entre ces animaux, c'est que le cerf ne met bas sa tête
(a) Montbard en Bourgogne.
(b) Linn. Faun. Suec.
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qu'au printemps, et ne la refait qu'en été, au lieu que le chevreuil la met
bas à la fin de l'automne, et la refait pendant l'hiver. Plusieurs causes con-
courent à produire ces effets différents. Le cerf prend en été beaucoup de
nourriture, il se charge d'une abondante venaison, ensuite il s'épuise par le
rut au point qu'il lui faut tout l'hiver pour se rétablir et pour reprendre ses
forces; loin donc qu'il y ait alors aucune surabondance, il y a disette et
défaut de substance, et par conséquent sa tête ne peut pousser qu'au prin-
temps, lorsqu'il a repris assez de nourriture pour qu'il y en ait de superflue.
Le chevreuil, au contraire, qui ne s'épuise pas tant, n'a pas besoin d'autant de réparation ; et comme il n'est jamais chargé de venaison, qu'il est toujours presque le même, que le rut ne change rien à son état, il a dans tous les temps la même surabondance ; en sorte qu'en hiver même, et peu de temps après le rut, il met bas sa tête et la refait. Ainsi, dans tous ces animaux, le superflu de la nourriture organique, avant de se déterminer vers les réser- voirs séminaux et de former la liqueur séminale, se porte vers la tête, et se manifeste à l'extérieur par la production du bois, de la même manière que dans l'homme le poil et la barbe annoncent et précèdent la liqueur séminale ; et il paraît que ces productions, qui sont pour ainsi dire végétales, sont for- mées d'une matière organique, surabondante, mais encore imparfaite et mêlée de parties brutes, puisqu'elles conservent dans leur accroissement et dans leur substance les qualités du végétal, au lieu que la liqueur séminale, dont la production est plus tardive, est une matière purement organique, entièrement dépouillée des parties brutes, et parfaitement assimilée au corps de l'animal (*).
Lorsque le chevreuil a refait sa tête, il touche au bois, comme le cerf, pour la dépouiller de la peau dont elle est revêtue, et c'est ordinairement dans le mois de mars, avant que les arbres commencent à pousser; ce n'est donc pas la sève du bois qui teint la tête du chevreuil : cependant elle devient brune à ceux qui ont le pelage brun, et jaune à ceux qui sont roux, car il y a des chevreuils de ces deux pelages, et par conséquent cette cou- leur du bois ne vient, comme je l'ai dit (a), que de la nature de l'animal et de l'impression de l'air. A la seconde tête, le chevreuil porte déjà deux ou trois andouillers sur chaque côté; à la troisième, il en a trois ou quatre; à la quatrième, quatre ou cinq, et il est bien rare d'en trouver qui en aient davantage : on reconnaît seulement qu'ils sont vieux chevreuils à l'épais- seur du merrain, à la largeur de la meule, à la grosseur des perlures, etc.
Tant que leur tête est molle, elle est extrêmement sensible : j'ai été témoin d'un coup de fusil, dont la balle coupa net l'un des côtés du refait de la tête, qui commençait à pousser; le chevreuil fut si fort étourdi du coup,
(a) Voyez ci-devant l'histoire du cerf.
(*) Ces considérations n'ont aucune valeur.
Notes de la partie rédigée par Buffon
- Notes relatives au titre
- * Le Chevreuil ; en Grec, ; en Latin, Capreolus, Capriolus' ; en Italien, Capriolo ; en Espagnol, Zorlito, Cabronzillo montes ; en Portugais, Cabra montes ; en Allemand, Rehe ; en Anglais, Roe-Deer ; en Suédois, Ra-Diur ; en Danois, Raa-Diur ; en Écossais, Roe-Buck.
- Dorcas, Aristotelis. Caprea, Plinii.
- Capra, Capreolus sive Dorcas, Gesner. Icon. anim. quadr. pag. 64.
- Capriolus, Jonston. Hist. anim. quadr. tab. 33.
- Dorcas Scotiæ perfamiliaris, Charleton. de différent. animal. pag. 9. 12.
- Caprea, Plinii. Capreolus vulgo,
- Cervulus silvestris septentrionalis nostras, Ray, Synop. anim. quadr. pag. 89.
- Cervus cornibus ramosis, teretibus, erectis. Linn. Cervus minimus, Capreolus, Cervulus, Caprea, cornibus brevibus ramosis, annuatim deciduis. Klein. Quadr. Hist. Nat. page 24.
- « * » [F 1]
- Notes au fil de l'article
- ↑ (page 198 note a)
Lorsque les faons sont attaqués, le chevreuil qui les reconnait pour être à lui prend leur défense ; et quoique ce soit un animal assez petit, il est assez fort pour battre un jeune cerf et le faire fuir. Nouveau traité de la Vénerie. Paris, 1750, p. 178. - ↑ (Lanessan page 30 note *)
Par la nature des cornes, le Chevreuil est beaucoup plus voisin du Cerf que de la Chèvre. Chez cette dernière, les cornes sont creuses et persistantes, tandis que chez le Chevreuil elles sont pleines et tombent chaque année comme chez le Cerf.
Planches de l'article
Description du chevreuil (par Monsieur Daubenton)
Dans le Cabinet du Roi
Dans la réédition de Lanessan
Notes de Lanessan
- ↑ Cervus capreolus L. ou Capreolus vulgaris de certains zoologistes.
Dans la réédition de Flourens
- ↑ Flourens précise :
Cervus capreolus (Linn. ). — Ordre des Ruminants; genre Cerf (Cuvier. ).
Notes de la rédaction
- ↑ Cette transcription s'appuie sur la version originale de Buffon en utilisant la modernisation du texte par Lanessan.
Voir aussi
- Source